Saadia Gacem, chercheure, réalisatrice et militante fait partie de ces jeunes Algériennes qui veulent maintenir l’élan féministe porté par le Hirak (mouvement populaire pacifiste enclenché en février 2019) : « Durant le Hirak des liens se sont tissés, des gens se sont formés à la lutte, se sont réapproprié leur Histoire aussi. Mais nous avions besoin de réfléchir, d’entretenir le débat sous une autre forme. Nous voulions poursuivre ce qui avait été amorcé par le carré féministe ».
Il n’a pas été facile pour les animatrices du carré féministe de s’imposer dans le mouvement du Hirak car les manifestants y ont vu une menace de division de leurs rangs et une revendication inappropriée et prématurée, le fameux « ce n’est pas le moment ». Les militantes ont rapidement compris qu’elles devaient créer leurs propres espaces pour faire entendre leurs voix sous une autre forme que les marches. « De nombreuses initiatives féministes sont nées de là, la page Féminicides.dz, la revue annuelle La Place, et tant de choses locales concrètes ont été réalisées » poursuit Saadia.
La revue pour sortir des places assignées aux femmes
En mars 2022, Maya Oubadia éditrice (https://editionsmotifs.com) et Saadia Gacem annoncent la création de la revue annuelle La Place. Le titre vient « d’une passion littéraire commune, l’écrivaine Annie Ernaux et son livre La Place » écrivent les deux fondatrices dans leur éditorial. « C’est un pied de nez aux injonctions faites aux femmes de rester à leur place, explique Saadia Gacem. Le “blassetek fi l’cousina” (ta place est à la cuisine) clamé sur les réseaux par des internautes. »
Le format revue donc pour : « réfléchir, prendre de la distance, se donner un espace, la parole des femmes étant censurée, limitée. Cela permet de continuer à parler de ce qu’est le féminisme, de qui sont les féministes, de leur histoire et des luttes qu’elles continuent à mener aujourd’hui, pas uniquement celles qui se définissent comme féministes mais de celles aussi qui ont d’autres manières de militer. »
Et de fait, les fondatrices tiennent à souligner dans leurs interventions à la presse la pluralité de la pensée féministe : « tous les points de vue féministes ont leur place dans cette revue, toutes les féministes sont les bienvenues avec chacune ses moyens de lutte. La revue permet d’avoir ces différentes voix, le temps et l’espace de le faire. L’autre atout de la revue est que les écrits restent. Certaines choses qu’on a faites sur internet avec les membres du carré féministe disparaissent. Ce qu’on retrouve aujourd’hui, par exemple les revues des années 1980, c’est de l’écrit.»
Le projet, qui se veut espace d’expression libre des femmes, a ainsi l’ambition de graver dans le marbre en quelque sorte, les voix féministes, de faire le lien entre les générations et de reconstruire une mémoire commune. Dès le numéro zéro, ce choix de la transmission est exprimé par le regard croisé de différentes générations.
Les jeunes féministes algériennes veulent inscrire leur action dans les pas de leurs ainées dont les luttes ont souvent été ignorées parfois falsifiées par la version tronquée et viriliste de l’histoire officielle du pays (lire l’entretien de Amar Mohand-Amer ).
Dans les marches du Hirak, et plus particulièrement au carré féministe, les femmes ont brandi les portraits des héroïnes de la guerre d’indépendance, des victimes du terrorisme islamiste et ont scandé les noms des figures féminines historiques. « Nous nous sommes rendues compte que ce passé féministe n’était pas documenté et que c’était à nous de le faire », constate Saadia Gacem qui a rejoint l’autre projet éditorial « Archives des luttes des femmes en Algérie » en mars 2019.
Une place dans l’histoire
« Awel Haouati qui avait lancé ce travail avec un collectif, m’a invitée à la rejoindre, raconte Saadia. Aujourd’hui nous menons ce travail à trois, avec Lydia Saidi. Nous avions envie de faire des publications sur les archives et l’histoire du féminisme en Algérie. Les moudjahidates (combattantes de la guerre de libération nationale) ont été féministes, elles se sont battues après l’indépendance pour les droits des femmes. Cette lutte n’est pas documentée et c’est à nous de le faire. La cassure des luttes sociales des années 1990, durant la guerre contre le terrorisme islamiste, a freiné la transmission de l’histoire du combat femmes et ça nous a manqué. Ce projet nous permet de retrouver le fil du passé. On ne part pas de rien. Des productions, des actions ont été réalisées et nous partons de là, de ce socle commun.»
Sortir l’histoire des femmes de l’ombre, donner accès à une documentation nécessaire à l’analyse, à la compréhension et à la réflexion sur le long parcours des militantes des droits des femmes en Algérie, c’est le challenge de ces jeunes Algériennes qui veulent recueillir la parole de toutes ces pionnières du combat féministe.
« L’objectif est de collecter les documents produits par les associations, collectifs, groupes féministes produits par les femmes elles-mêmes et non pas ce que l’on a écrit sur elles. Nous avons commencé à numériser ce patrimoine de documents, photos, tracts, déclarations, comptes-rendus de réunions, revues féministes algériennes des années 1970, 1980, 1990. Nous les publierons en accès libre sur une plateforme. Pour l’instant nous animons un blog sur la page Hypothèses », précise Saadia.