Badra Hafiane habite un quartier populaire de la banlieue algéroise, un milieu ouvrier où les maux de l’humanité ont décidé de poser bagages et d’envahir les foyers sans préavis. Volontariste dans l’âme, Badra refuse d’être spectatrice passive et décide d’apporter sa pierre à l’édifice avec les moyens du bord. Le but, briser les cercles vicieux de la pauvreté. Elle multiplie les appels aux dons sur les réseaux sociaux et déniche çà et là réfrigérateur, cuisinière, lits pour enfants, matelas et produits de première nécessité pour les ménages en difficulté. Elle constate surtout que dans les méandres de la misère populaire, les femmes sont celles qui pâtissent le plus « Ce n’était pas une démarche volontairement féministe, c’était juste un constat. Ce sont les femmes qui ont le plus besoin d’aide. Parce qu’au final, un homme dans le besoin arrive à se débrouiller en sortant dans la rue. Pour les femmes, surtout divorcées ou veuves, c’est plus compliqué. Elles sont démunies mais aussi cloitrées entre quatre murs et une montagne de préjugés. »
De fil en aiguille, elle réussit à se constituer un petit réseau de bénévoles et décide de créer une page Facebook pour optimiser la portée de ses actions surtout en période de Covid 19 où les problèmes de précarité se sont décuplés avec beaucoup de pertes d’emploi. Ainsi voit le jour « Les Petits Riens », un projet de plateforme d’entraide qui vise à faciliter la vie des femmes sans revenus « un petit rien pour nous peut changer une vie en étant vecteur d’espoir (…). Nous essayons de répondre aux besoins des mamans ou des femmes seules en apportant un appui approprié à leurs besoins. Ça va de l’équipement partiel ou entier des foyers jusqu’aux tâches administratives, voire juridiques. Notre objectif à terme est d’outiller ces femmes contre la précarité en les poussant à l’autonomie et en leur donnant estime de soi et confiance en l’autre », écrit Badra sur la page Facebook.
Le cas du village « Sedik Ben Yahya » : entre vestige du socialisme et cauchemar social
Un appel de détresse sur les réseaux sociaux va donner une autre dimension à ce projet. Une femme sollicite l’aide de bénévoles sur la toile pour obtenir des couches pour adultes pour sa tante malade. Badra y répond naturellement et fait jouer son réseau pour prodiguer le nécessaire et même plus. Constatant par échange de photos la précarité extrême dans laquelle vit la famille, elle envoie des camions d’équipements et produits alimentaires. Soucieuse de savoir où atterrissent ses dons, elle décide de faire le voyage. La famille habite dans le village Sedik Ben Yahya dans la commune de Ouled Sidi Brahim, Wilaya de Mssila. Arrivée sur place, Badra est frappée par l’incommodité des lieux. Elle écrit sur son réseau « J’ai fait un voyage dans le temps, il me sera très difficile d’en revenir maintenant ». Le village, construit dans le cadre de la révolution agricole, est l’un des rares vestiges du système socialiste encore intact. Plus de quarante ans après son inauguration, il n’est toujours pas raccordé au gaz de ville et ne dispose ni de collège, ni de lycée. Il compte en tout et pour tout une salle de soin où l’infirmier est pour la plupart du temps absent, un hammam inactif, un bureau de poste et une épicerie de quartier ; une sorte de bric à brac où s’entassent pèle mêle des produits de premières nécessités. L’hôpital le plus proche se situe à une cinquantaine de kilomètres. Les pères de familles sont en majorité travailleurs journaliers, main d’œuvre dans les carrières de gypse ou maçons dans les chantiers de construction à Biskra ou à Boussaada. Les collégiens sont contraints de faire seize kilomètres pour se rendre au collège. « Le taux de réussite général des élèves est affolant. Mais encore plus affolant, celui de l’abandon des études chez les filles » s’indigne Badra sur son profil Facebook « Je sais maintenant que c’est une zone d’ombre et je sais aussi que dans chaque bout de Kesra (galette traditionnelle) qui m’a été donné avec le sourire, se cachait un cri étouffé ».
Badra enchaîne les allers-retours pendant un an en passant la nuit chez l’habitant pour se familiariser avec le milieu et comprendre les spécificités sociales de la région. Elle multiplie les appels aux dons mais c’est un puit sans fond. Elle n’est pas en capacité de se substituer aux chefs de familles, encore moins aux services sociaux : « Je me suis rendu compte que la meilleure aide que je pouvais apporter à ce village c’était d’organiser des formations, apporter l’éducation mais surtout faire bouger les mentalités ».
Badra identifie une jeune femme, ex membre des scouts, chez qui elle décèle beaucoup de volonté et de dynamisme et voit en elle un potentiel à exploiter pour instaurer un développement durable à l’échelle local du village. Elle pousse et accompagne la jeune femme à monter son association et présente, en parallèle, les prémices de son projet à la fondation Friederich Ebert qui accepte immédiatement d’y contribuer. Avec l’aide de la fondation, elle met en place un programme d’ateliers de formation : « j’estime que la formation permanente et l’éducation des femmes sont impératives pour aboutir à l’autonomie financière (…) j’ai découvert que sur 2500 habitants il y’a énormément de divorces. Je ne me rappelle pas des chiffres exacts mais à la louche je dirais au minimum 40 femmes divorcées. Ces femmes reviennent à la maison parentale avec des enfants et comme elles sont encore très jeunes après le premier divorce, elles sont contraintes à se marier très vite une deuxième fois. Encore des enfants issus du deuxième mariage, puis encore un divorce pour x raisons. C’est une horreur. Pour les familles, la seule solution c’est d’empêcher les filles de poursuivre leurs études pour qu’elle ne ramène pas de honte dans leur foyer en fréquentant des jeunes hommes. Il faut aussi les marier très vite pour que ça fasse une bouche de moins à nourrir. Une vraie catastrophe. (…) J’estime que la misère n’a pas de sexe et je n’ai pas envie de tenir un discours genré mais c’est un constat réel. C’est vrai que les hommes subissent une misère atroce, mais pour les femmes cette misère s’additionne à l’oppression. C’est une double peine pour elles. »
Avant de lancer les ateliers, Badra a du s’atteler à une tache laborieuse, celle de gagner la confiance des locaux. Elle lance la rénovation et l’équipement de la bibliothèque abandonnée et de la garderie sous le regard suspicieux des habitants qui n’ont pas l’air d’apprécier ses va-et-vient dans le village. Voyant les premiers résultats des rénovations, les villageois lâchent du lest et commencent à accorder un peu de confiance à Badra et surtout à l’association qu’elle a aidé à mettre en place, gérée par l’ex scout : « Cette jeune femme, devenue présidente de l’association, en a pris plein la tronche au départ. Elle a dû lutter dehors et à l’intérieur de la cellule familiale. Ce n’était vraiment pas gagné. C’est une belle jeune femme, divorcée de surcroit, on lui a donc collé toutes les tares possibles sur le dos. Mais elle en voulait. Elle s’est battue et elle y est arrivée. Aujourd’hui on la respecte dans le village pour ce qu’elle a accompli et pour ce qu’elle apporte comme changement au quotidien. Elle a gagné un statut social et une place importante dans la vie économique du village ».
Le premier atelier est un succès, une vingtaine de participantes âgées de 14 à 38 ans y assistent. Les femmes de Seddik Benyahia sont issues de communautés de tisseuses et maîtrisent l’art du tissage de « Hanbel », une tapisserie typique de la région qui se transmet de génération en génération. Cependant, ce savoir-faire unique se perd au fil des ans et même s’il vaut son pesant d’or, il est abandonné en raison de la pénibilité du tissage et du peu de rentabilité qu’il procure. Le village étant isolé et très mal desservi par les moyens de transports, les femmes n’ont pas accès au marché pour la vente de leurs produits. Elles revendent leur produit uniquement par le biais du bouche-à-oreille pour quelques bricoles. Badra constate que les tapis de Hanbel s’entassent dans les maisons, prennent la poussière et finissent par être jetés, elle pense alors à leur donner une seconde vie. C’est ainsi que la thématique du premier atelier est fixée avec l’aide de la fondation Freiderich Ebert : le recyclage des tapisseries en Hanbel. Une démarche économique, solidaire et écologique « J’ai voulu créer une passerelle dans le temps pour faire revivre ce motif typique de la région de Boussaada (…). Les jeunes femmes ont abandonné ce savoir-faire ancestral et ça se comprend. Elles peuvent passer un mois à tisser et parfois plus, ce qui est très fatigant au niveau des épaules et des yeux, pour au final revendre le tissu d’un mètre à moins de 10000 da. Elles préfèreraient vendre des chaussures importées de Chine, moins d’énergie à dépenser et plus de rentabilité ».
A l’issu du premier atelier qui a duré quatre jours, les femmes ont réussi à confectionner de très jolies pièces tendances ; sacs à main, sacs à dos, pochettes …etc. mêlant savoir-faire ancestral et modernité. Pour les initier à la vente, Badra les a inscrites à une exposition dans un quartier huppé de la capitale, une aubaine pour tirer un maximum de profit de leurs produits. Toutes n’ont pas été autorisées à faire le voyage jusqu’à Alger, mais pour les quelques-unes qui ont pu faire le déplacement, c’était une véritable révélation « Elles ont découvert la satisfaction de rentabiliser le fruit de leurs efforts ».
Le second atelier a rencontré encore plus de succès que le premier « En rentrant de la capitale, les femmes qui ont participé à l’exposition ont fait des envieuses dans le village, ce qui a boosté la participation à la seconde formation. La surprise est venue des hommes : catégoriquement opposés à la tenue du premier atelier, ils ont non seulement autorisé leurs femmes/filles/sœurs à participer au second mais ont également proposé de nous donner un coup de main ».
Le second atelier a porté sur la formation à la porterie utilitaire, comme la confection d’ustensiles de cuisine : « Le but était de leur apprendre à travailler avec l’argile de la région et de les former à de nouvelles techniques pour que la poterie soit résistante à la chaleur, à l’usage quotidien et facile à manier (…). Elles ont très bien travaillé, elles ont été très réceptives et dynamiques. »
A l’heure où j’écris ces lignes, la formation est toujours en cours. Les prochaines étapes seront la cuisson de la poterie et sa décoration. « Ce qui est incroyable, c’est qu’au bout du compte, les hommes du village nous ont sollicité pour bénéficier eux aussi de formations (…). Nous allons donc mettre en place prochainement des sécessions d’ateliers pour les hommes. C’est une bonne chose, car le fait de les inclure nous permettra de faire évoluer les mentalités (…). Je me rappelle que le frère de l’une des participantes rodait en permanence autour du centre de formation. Je suis sortie pour lui parler et le rassurer en quelque sorte parce que j’avais peur qu’il fasse sortir sa sœur de la formation ou qu’il l’empêche de revenir le lendemain. Je lui ai expliqué ce qu’on faisait et en quoi consistait la formation. Il s’est finalement proposé pour nous aider et c’est lui qui nous a construit le four à cuisson de la poterie en à peine cinq heures. Le même type qui avait interdit à sa frangine de participer au premier atelier. Pour moi c’était une victoire. Il a fini par participer aux ateliers avec sa sœur et il a même ramené sa mère !»
Badra réfléchit déjà à la thématique du prochain atelier « J’aimerai pouvoir faire autre chose. Comme leur ramener une psy pour évoquer les violences familiales et l’éducation des enfants (…). J’ai remarqué une chose sidérante : c’est que lorsque tu t’adresses à la maman, l’enfant se met à pleurer et à crier et se met entre toi et sa mère. Il est jaloux. Pour lui, tu as volé l’attention de sa mère qui doit lui être exclusive. J’ai remarqué que les enfants sont l’un des principaux freins à l’autonomisation des mamans. Ils ont grandis dans un milieu où on leur inculque que leurs mères sont leur propriété et qu’elles sont à leur service 24h/24. Si dans un futur proche, j’arrivais à mettre en place un quatrième atelier ça serait autour du thème de la psychologie éducative et des relations mamans/enfants ».
Badra Hafiane nous montre la marche à suivre, ou du moins une solution parmi d’autres, pour déblayer ce chantier colossal qu’est l’autonomisation des femmes. Un chemin de traverse semé d’embuches en tous genres, allant de l’obstacle psychologique aux contraintes sociales et politiques. On peut aisément considérer la démarche de Badra comme une réussite tant elle part de loin et tant le village de Seddik Benyahia pourrait servir de cas d’école. Cependant, la jeune femme est consciente que le chemin vers l’autonomisation de ces femmes est encore long : « L’autonomisation des femmes ne veut pas forcément dire indépendance financière. Car si elles arrivent à long terme à gagner de l’argent de leur activité artisanale, cela ne veut pas dire qu’elles pourront gérer cet argent. Il ne faut pas oublier l’exploitation financière des maris et des frères. Pour les affranchir réellement, il faudrait des années d’accompagnement. Il faut que ces femmes arrivent à se libérer par elles-mêmes. »
L'intellectuel ghanéen James Emman Aggrey a écrit dans les années 1920 : « Éduquer un homme, c'est éduquer un individu. Éduquer une femme, c'est éduquer toute une nation. » En effet, elles constituent la moitié de la population et c’est elles qui élèvent l’autre moitié.