Image principale: Photo de Franceska Gilardi
Loin de leurs proches physiquement, mais pas du cœur.... Lors de notre rencontre, Sham* venait de parler avec sa mère au téléphone, restée en Syrie. Depuis la chute de Bachar Al Assad en décembre 2024, les communications sont devenues plus faciles. Elles ne sont pas forcément plus réjouissantes. « J’ai senti aujourd’hui qu’elle avait peur », explique Sham dans son français encore hésitant. Sa fille Jasmine, qui parle couramment le français, vient à sa rescousse et complète : « C’est à la tension dans sa voix que ma mère a senti la peur de ma grand-mère ». Sham ouvre son téléphone qui lui sert de traducteur et de boussole, dans un monde déboussolé. Elle suit avec angoisse les mouvements des groupes armés repérés par ses ami.es dans plusieurs banlieues de Damas, la capitale. Les rares informations obtenues ici ou là ne sont pas rassurantes, ni pour les siens ni pour l’avenir du pays.
Fuir, sous la menace du régime de Bachar Al Assad
Sham a tout juste la cinquantaine, mais elle parait bien plus jeune. Sa grande expérience de l’adversité oppose un démenti, face à la fragilité physique apparente. Outre son travail de documentariste à Damas, elle avait rejoint une organisation féministe et dispensait des formations bénévolement. Son activisme n’avait pas échappé à l’appareil de sécurité du pouvoir, toute association démocratique indépendante étant interdite d’existence. Elle sait qu’elle « a échappé au pire à Damas ». Elle raconte : « J’avais été convoquée une première fois dans les bureaux du renseignement syrien, tristement connus, mais je n’y suis pas allée. Quelqu’un dans ma famille a soudoyé l’un d’eux pour que j’échappe à l’interrogatoire ». Le répit a été de courte durée puisqu’elle a été obligée de se rendre à une seconde convocation qui, cette fois, provenait de la Qubaysiat (1). Cette organisation dirigée et administrée par un groupe de femmes islamistes est redoutée pour son activisme, dans les mosquées et jusque dans les familles. Elle y est allée en tremblant : « J’ai fait l’idiote, celle qui ne sait rien. Elles m’ont relâchée au bout de quelques heures ». Mais la menace planait : « Elles m'ont prévenue avant de me libérer que j’allais être reconvoquée, bientôt. Et que la prochaine fois, il faudrait leur donner des noms ». L’avertissement a sonné comme l’heure de l’exil.
Sham a tout juste la cinquantaine, mais elle parait bien plus jeune. Sa grande expérience de l’adversité oppose un démenti, face à la fragilité physique apparente.
Lorsqu’elle a fui durant l’été 2024, avant la chute du régime dictatorial de Bachar el-Assad, Jasmine, 19 ans, venait d’obtenir l’autorisation d’aller poursuivre ses études au Conservatoire national de musique à Lyon. Grâce à l’admission dans cette école prestigieuse, la mère et la fille ont pu s’envoler pour la France où elles ont été accueillies et soutenues par un collectif d'associations à Lyon. Un couple français, sensible à la situation chaotique au Moyen-Orient, a mis à leur disposition un charmant studio, rénové et joliment décoré, au cœur de la Croix-Rousse, un quartier très vivant.
Après la chute du tyran, l'inquiétude pour l'avenir du pays demeure
Une vidéo qu’elle vient de visionner avant notre arrivée a elle aussi de quoi effrayer. On y voit surgir « du nord de la Syrie » commente-t-elle, un long cortège de femmes recouvertes de pied en cap de l’abaya, la tenue imposée par les terroristes : ce sont « sans doute, ajoute-t-elle, les épouses des djihadistes vaincus de Daech » (l'acronyme en arabe de État Islamique). Sur l’écran, on les voit cheminer le long d’un trottoir, les unes derrière les autres : un défilé de fantômes vêtues de noir, silencieuses, résignées ou impassibles... Selon Sham, « c’est la première fois que l’on voit cela ». La scène s’est passée à Tartous, près de la frontière libanaise et a été filmée par un journaliste syrien, fin mai 2025.
Deux mois auparavant, en mars dernier, le président intérimaire Ahmed al-Charaa, issu lui aussi des rangs de Daech, a chassé Bachar Al-Assad et promis au monde extérieur l’apaisement et le rejet de toute violence. « Les faits démontrent l’inverse : des représailles ont été perpétrées contre les Alaouites et aussi contre les Druzes, dès le printemps 2025 », rappelle Sham. La presse locale et le gouvernement ont parlé de « milices incontrôlables » Quant aux femmes déplacées et filmées à Tartous, qui sont-elles réellement ? Des victimes de Daech, ou bien de nouvelles recrues pour la Qubaysiat ? Après avoir été ainsi exhibées dans les rues, ont-elles été emprisonnées, ou au contraire relâchées? « On sait juste qu’elles viennent du Nord de la Syrie » reconnait Sham. « Nous n’avons aucune confiance dans ce nouveau gouvernement, affirme-t-elle avec force. Une milice a bloqué le quartier où nous vivons, dans la banlieue de Damas. Ma cousine m’a envoyé un message pour me dire : `Les djihadistes sont venus, ils avaient revêtu des habits militaires, ils veulent nous désarmer ... ´ il est très difficile de récolter des témoignages tant les gens ont peur, à nouveau. ».
« Nous n’avons aucune confiance dans ce nouveau gouvernement », affirme-t-elle avec force.
Il faut avoir un tempérament bien trempé pour résister sur place. Comme le mari de Sham qui continue de « documenter les disparitions, celles d’hier et celles qui ont lieu aujourd’hui. Il a connu la prison durant de longues années, lorsque Hafez el-Assad, le père de Bachar, dirigeait d’une main de fer la Syrie ». Jasmine ajoute sobrement : « Mon père a toujours été engagé ».
Une ombre passe dans les yeux de Sham. Elle tient à témoigner pour Medfeminiswiya.net, mais ne peut pas le faire à visage découvert, même ici, en France. Les grandes oreilles des espions ne traînent pas que sur la rive orientale de la Méditerranée. Et le nouveau pouvoir est sur les dents, en tentant à la fois de donner des gages aux institutions internationales et en restant ambigu dans les relations avec les différentes communautés qui forment la mosaïque syrienne. Sham, elle, n’a que faire des scissions inter-religieuses et des fossés culturels qui divisent la Syrie, « un pays, assure-t-elle, où les traditions sont souvent plus fortes que la pratique des religions ».
En attendant, il faut vivre, s’entraider. Ici comme ailleurs... Elle suit des cours de français intensivement et s’implique auprès d’une association de soutien aux enfants syriens. Les habitants de l’immeuble où elle vit avec sa fille désormais les ont invitées toutes les deux à une « fête des voisin.e.s » : le taboulé syrien qu’elles avaient préparé y a remporté un franc succès... Jasmine met en route son ordinateur sur lequel l’image d’un orchestre classique apparaît. Sa formation de violoniste l’occupe à plein temps, tandis que sa mère cherche à obtenir la demande d’asile dont elles devraient bénéficier. Mais s’habituer à sa nouvelle vie prend un temps infini, celui de toute exilée dont la vie s’enracine dans les allers-retours affectifs entre le pays d’origine et le pays d’accueil.
* Les deux prénoms ont été modifiés pour protéger les sources.
Le mouvement des Qubaysiat menait clandestinement ses activités de prédication jusqu'en 2003, date à laquelle il a été reconnu par le gouvernement de Bachar el-Assad. Celui-ci cherchait alors à conserver le soutien de la population, le mouvement islamiste a grandement bénéficié de ce changement de tactique politique : la marge de manœuvre des Qubaysiat s’est accrue en devenant complice des exactions du pouvoir. Source Wikipedia et Le Courrier international.