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Image principale : Sara Al-Zoghbi chante avec le groupe "Tajalli" à Alexandrie – Photo de Hossam Ezzat
Pour d’Afnān Shāhīr, le corps n’a jamais été une simple structure faite de chair et d’os. Il est un être vibrant, porteur d’un langage secret, une porte spirituelle qui ne s’ouvre qu’à celles et ceux capables d’écouter. Elle croit que, libéré de ses entraves, le corps peut s’accorder au rythme des planètes, au ressac de la mer, au battement du cœur. Pour elle, la danse n’est pas un spectacle mais un rituel cosmique, une quête intérieure portée par le silence de la rotation.
Cette graine a germé dans l’esprit d’Afnān, alors âgée de 31 ans, lorsqu’elle monta sur scène en 2015 à l’Université Ain Shams en Égypte pour interpréter une danse de derviche tourneur, dans une adaptation théâtrale du roman Les Quarante Règles de l’Amour de l’écrivaine turque Elif Shafak.
Elle décida alors de faire de la rotation bien plus qu’un geste chorégraphique : un mode de vie. Deux ans plus tard, elle rejoignit le Rūḥ Project, un collectif qui mêle invocations islamiques et chants chrétiens. Elle y poursuivit sa formation pendant deux années.
Les réactions à ses prestations furent contrastées : certains saluèrent une libération du monopole masculin sur la danse soufie, d’autres y virent une transgression choquante des normes sociales. Dans leur regard, le simple fait qu’un corps féminin se meut devient un acte haram — interdit.

La première troupe féminine de danse soufie en Égypte
Afnān ignorait encore, à ses débuts, qu’elle s’aventurait dans un domaine historiquement réservé aux hommes. Elle confie à Medfeminisawiya :
« Quand j’ai commencé à pratiquer la danse soufie seule, les regards autour de moi devenaient soudain très étranges. C’est là que j’ai compris que beaucoup considèrent que cette danse n’est pas permise aux femmes. »
La danse soufie mevlavi, née au XIIIe siècle à Konya en Turquie actuelle avec les disciples de Jalāl ad-Dīn Rūmī, dépasse la simple esthétique. C’est une prière en mouvement, une forme de louange incarnée, une voie pour se fondre dans le divin.
Traditionnellement masculine, cette danse débute par le croisement des bras du derviche sur la poitrine — symbole de l’unicité divine — puis ceux-ci s’ouvrent : la main droite vers le ciel pour recevoir la bénédiction, la gauche vers la terre pour la redistribuer. Les yeux fixés sur la paume gauche, incarnant l’alignement entre âme et matière.
En tournant autour de son cœur, le derviche manifeste l’amour originel qui relie l’homme au divin. Comme l’écrivait Rūmī : « Tout amour est un pont vers l’amour divin ; qui ne l’a pas goûté ne peut le comprendre. »
Pour Afnān, les tuniques blanches ne sont pas de simples costumes. Elles sont vision, image poétique, intuition vivante : celle de femmes formant un cercle, robes évasées, tournoyant dans une harmonie céleste, semblables à une galaxie humaine en quête de lumière. C’est ainsi qu’a germé l’idée d’une troupe féminine dédiée à la danse soufie.
Elle confie :
« Lors de ma première rotation, j’ai eu l’impression que mon âme flottait dans l’univers, entre les planètes et les étoiles. Elle se libérait de tout fardeau et revenait à mon corps, enveloppée d’une protection divine. Cette sensation fut un appel à me redécouvrir. »
Cette vision prend forme grâce à sa rencontre avec Sara Kamel, chercheuse spécialisée dans la danse soufie. Ensemble, elles fondent Dūrī Litar'taqī, première troupe de danse soufie féminine en Égypte. Rejointes par d’autres passionnées, elles forment un noyau initial de sept danseuses, qu’elles forment et guident.
En septembre 2023, Dūrī se produit pour la première fois lors du Festival international du chant spirituel à Beit El-Sennari (1), palais ottoman du quartier de Sayyida Zaynab au Caire, érigé en 1789. Pour la première fois, des femmes occupent le cœur du cercle soufi — non pour séduire le regard, mais pour révéler une lumière enfouie.
Les filles de Dūrī dans l’univers du soufisme au féminin
Après avoir pris seule la direction artistique du groupe, Afnān élargit son projet. Elle y intègre des séances de méditation, de reconnexion corporelle, alliant spiritualité, philosophie, expression artistique et féminité.
Dūrī devient un espace refuge pour les femmes de tous horizons, de tout âge, un lieu où chacune peut renouer avec son corps, son souffle, sa voix intérieure.

Elles arrivent chargées de doutes, de rêves inachevés, de blessures anciennes. Chaque séance de rotation libère une mémoire enfouie, dénoue une tension, réveille une énergie.
La plupart ne cherchent ni les applaudissements ni la reconnaissance. Elles viennent pour ce silence intérieur, ce moment d’alignement, cette quête d’une identité dissoute dans les injonctions sociales.
« Je n’ai jamais fixé de limite au nombre de participantes, explique Afnān. Toute femme désireuse d’explorer son corps, ou de se libérer de ses poids à travers la rotation, est la bienvenue. »
Accusées de mécréance — parce qu’elles sont femmes
Dès leurs premières apparitions publiques, les membres de Dūrī font face à une vague d’attaques virulentes. Ce ne sont ni la qualité artistique ni l’intention spirituelle qui sont remises en cause, mais la seule idée que des femmes puissent occuper une place dans un espace mystique perçu comme exclusivement masculin.
Même vêtues de tenues amples considérées comme « décentes », Les membres ont été accusées de transgresser les traditions, simplement parce qu’elles avaient choisi de tourner — non pour séduire, mais pour se connecter à quelque chose de plus profond.
Les accusations prennent bientôt une tournure conspirationniste : la troupe est qualifiée de « vitrine maçonnique », accusée de pervertir les femmes, de trahir l’esprit du soufisme.
Au-delà des critiques, les attaques se font personnelles : insultes, campagnes de dénigrement, diffamation publique — jusque dans les familles des danseuses.
Afnān se souvient :
« Au début, ces commentaires m’ont profondément blessée, surtout juste après le lancement du groupe. Mais j’ai refusé de me laisser briser. J’ai transformé ces attaques en force motrice. J’ai voulu affirmer que l’âme n’a pas de genre, que la rotation ne se monopolise pas, et que le soufisme n’est pas l’apanage des hommes.»
Malgré des moyens limités, Dūrī avance, portée par l’autofinancement. Les danseuses partagent les frais de costumes, de formation, de location de salles. Aucun soutien institutionnel, mais une foi inébranlable dans leur art et leur chemin.
Afnān résume simplement son rêve :
« Tout ce que je souhaite, c’est que cette troupe reste un havre, par ses entraînements et ses cercles de parole, pour chaque femme en quête d’harmonie avec le mouvement de l’univers. »