Cette publication est également disponible en : English (Anglais) العربية (Arabe)
L e vendredi 22 février 2019, les Algérois assistent incrédules au spectacle d’une foule de plus en plus dense dans les rues de la ville scandant des slogans contre le cinquième mandat du président Bouteflika. Les manifestants sont majoritairement des hommes jeunes et plus âgés sortant pour beaucoup des mosquées après la grande prière du vendredi. Des chants de supporters de foot, des drapeaux, les premières banderoles. Le Hirak était né. La marche manque encore de couleurs, les femmes ne sont pas nombreuses. Elles craignent d’être mal vues dans les rangs masculins, d’être violentées par la police, de servir des objectifs politiciens islamistes ou autres.
A leur décharge elles ne sont pas les seules dans cette posture attentiste. Les plus âgés, les plus aisés, l’élite intellectuelle ignorent encore la nature des revendications. Les réseaux sociaux et les débats qui suivront éclaircissent peu à peu l’horizon. Le Hirak veut mettre à bas le régime et empêcher un cinquième mandat du président Bouteflika. La demande démocratique s’affirmera aux vendredis suivants drainant toutes les catégories sociales. Les Algériens de tout bord politique et de tout âge crient leurs attentes, « état civil et non militaire », « justice indépendante », l’éradication de la corruption.
Le troisième vendredi c’est le 8 mars, journée internationale des droits des femmes habituellement fêtée en Algérie par des galas avec coroners locaux et danse, des roses et des cadeaux offerts par les chefs à leurs salariées à qui on « donnait » aussi une demie journée de liberté. Le Hirak allait donner aux militantes bien plus que cela, il leur offre l’opportunité d’exiger leurs droits citoyens, l’égalité devant la loi.
« Nous ne voulons pas d’une rose aujourd’hui, mais du doux parfum de liberté pour notre pays. »
Pourtant les femmes à ce stade placent leurs revendications dans l’agenda collectif de l’aspiration démocratique. De nouveau elles se mettent au service de l’intérêt national « nous ne voulons pas d’une rose aujourd’hui, mais du doux parfum de liberté pour notre pays » chantent-elles. Dans les médias et sur les réseaux sociaux elles sont célébrées comme « belles et rebelles », « des mères courage » et comme les dignes héritières des héroïnes de la guerre de libération et des résistantes aux différents occupants de l’histoire du pays. Un air de déjà-vu. La pacifique « révolution du sourire » dont l’un des slogans forts est « khawa-khawa » (nous sommes tous frères) accueille avec bienveillance, respect et fierté les femmes.
Sauf que certaines en demandent davantage. Des militantes se revendiquant du féminisme ont imposé la spécificité de leurs combats en créant un carré féministe. Elles ont ajouté leurs propres slogans : abrogation du Code la famille, égalité femmes-hommes et dénonciation des violences faites aux femmes. Elles seront prises à partie parfois violemment par des manifestants qui leur reprochent de vouloir diviser le mouvement et d’injecter des revendications « occidentales » dans un Hirak populaire et authentiquement algérien.
Ce n’était pas inédit pour les féministes algériennes. Depuis toujours le « ce n’est pas le moment » ou l’accusation d’importer « des valeurs étrangères à notre société » leur est opposé pour les museler et marginaliser leurs voix. Qu’il s’agisse du gouvernement ou de leurs compagnons de lutte contre l’autoritarisme et la répression, elles savent que l’hostilité au féminisme est également répartie. L’épisode fut néanmoins vite oublié grâce aux jeunes notamment les étudiants qui ont offert leur soutien pour protéger le carré féministe. De plus un mouvement qui s’est imposé aux yeux du monde par son pacifisme exemplaire ne pouvait tolérer que le machisme brutal souille son image par des agressions contre les femmes.
Les féministes algériennes croient au Hirak parce que c’est la première fois qu’un mouvement populaire est unitaire et transcende tous les clivages. Ou presque.
Parmi les très nombreux débats dans les médias indépendants et sur les réseaux sociaux, des hommes, mais aussi des femmes, se sont déclarés convaincus en toute bonne foi que la réussite du Hirak aboutirait forcement à celle de la lutte pour les droits des femmes. Mais alors, dirons-nous, pourquoi ne pas les porter au même niveau que les autres revendications ? Pourquoi seules les féministes -minoritaires- appellent à l’abrogation du Code de la famille et à l’égalité des droits?
Les féministes algériennes croient au Hirak parce que c’est la première fois qu’un mouvement populaire est unitaire et transcende tous les clivages. Ou presque. La cause des femmes reste à gagner car tous ceux qui marchent les vendredis ne sont pas convaincus de sa légitimité en terre d’islam. Le formatage des mentalités par l’islam-conservatisme fait barrage à une revendication populaire de l’égalité des droits.
La déjà sacralisation du Hirak ne supporte pas de pointer l’absence des droits des femmes dans les revendications majeures. De la même manière, il est devenu inconfortable de rappeler que l’abrogation du Code la famille n’était portée que par les féministes. En effet, combien y avait-il d’hommes dans les innombrables marches et manifestations féministes qui se sont succédé à partir de 1984 ? Très peu.
Les commentaires de certains internautes sur les récents féminicides donnent la mesure de la solitude des Algériennes dans leur lutte pour l’égalité. Le Hirak est sans conteste un formidable sursaut pour la dignité et la liberté mais il est porté par l’urgence, au détriment peut être d’autres problématiques sociétales, de mettre fin au pouvoir actuel pour lui substituer un système démocratique de gouvernance. Mais démocratique jusqu’où ?