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Depuis sa naissance, à la fin du XVIIIème siècle, la photographie a été propice à la créativité des femmes. « C’est un art mineur », disait Bourdieu. Entre ombre et lumière, on les laissa s’y faufiler. Y compris en Tunisie, où les années 2000 ont vu l’éclosion de talents éclairés par le « female gaze », ou regard féminin. A la faveur d’expositions collectives organisées par l’Institut français de Tunis, telles L’image révélée, (2006), Femmes d’Images, (2007) et La Part du Corps, (2010), le public tunisien découvre des femmes photographes explorant toutes les possibilités de ce médium..
Cette génération d’artistes des années 2000, marquée par le contexte de bâillonnement de l’expression libre sous le régime autoritaire du président Ben Ali (1987-2011), ne manque pas de s’interroger sur les injonctions auxquelles font face les femmes évoluant dans une société musulmane. La photo est une forme de silence. On laissa passer.
Parmi ces artistes, deux femmes se distinguent par leur finesse, subtilité et audace dans la réinvention de la représentation du corps féminin : Meriem Bouderbala, née en 1960 et Hela Ammar, née en 1969. Leur travail, qui dépasse parfois la photo pour toucher à une mixité de techniques, repose sur un questionnement fondamental : Cette image des femmes ayant été longtemps confisquée par les hommes, comment la modeler, sinon par une démarche créative affranchie des tabous d’une société profondément patriarcale et des poncifs de l’imaginaire orientaliste ?
Meriem Bouderbala détourne les facettes d’une femme fantasmée
Meriem Bouderbala, à la double identité, franco-tunisienne, est diplômée en 1985 de l’Ecole des Beaux-Arts d’Aix en Provence. Elle vit entre Paris et Tunis. Sa double appartenance influence son travail : elle aime jouer, au gré de ses installations photographiques, avec ses autoportraits au style à la fois orientaliste et contemporain. Elle jongle également avec les clichés liés au regard colonial sur le corps des femmes arabes. Pour cela, elle n’hésite pas, dans l’Image Révélée, à dénuder son corps, le démultiplier, le bouleverser, l’altérer, le voiler et le dévoiler à souhait. Dans La Part du Corps, elle brouille les pistes. Détourne des fantasmes, qui trouvent leur origine dans les Mille et Une Nuits.
« Les images orientalistes m’ont toujours fascinée par leur beauté tragique. Le photographe et son sujet ne se rencontrent pas. Ils restent l’un et l’autre dans leur solitude essentielle », dit Bouderbala.
Bijoux, ceintures, perles, gestuelle, l’artiste reproduit dans ses photomontage tous les artefacts de la séduction fantasmée et transforme ses personnages en sirènes irrésistibles : des déesses aux couleurs chatoyantes. Un regard distancié et ironique sur un univers orientaliste, aux réminiscences toujours vivaces.
« Les images orientalistes m’ont toujours fascinée par leur beauté tragique. Le photographe et son sujet ne se rencontrent pas. Ils restent l’un et l’autre dans leur solitude essentielle »,
« Mon parcours est une tentative d’échapper à une alternative que je réfute. Je veux retrouver ce point où la figure humaine est à la fois de chair et de signes », écrit l’artiste dans le catalogue de l’exposition La Part du Corps.
Commissaire d’expositions et plasticienne, qui investit plusieurs supports, peinture, vidéo, installations, photo…Meriem Bouderbala diversifie ses outils d’exploration d’un corps toujours en éternelle transformation. L’artiste a participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives en Tunisie, au Maroc, en Hollande, aux États-Unis et en France. En 2012, co-commissaire du Printemps des Arts de la Marsa, elle est menacée de mort par les salafistes tunisiens.
Dossier artistique de Meriem Bouderbala:






Hela Ammar : portraits à fleur de peau de militant.e.s de la cause LGBTQ+
Hela Ammar, a souvent partagé les cimaises avec Meriem Bouderbala, jusqu’à voler de ses propres ailes et présenter ses photos en solo, notamment à partir de 2011. Hidden Portraits, Transes, Odalisques, Purification…sont toutes des séries portant sur l’identité féminine. La plus audacieuse est probablement Body Talks/A Fleur de peau qu’exposera en 2018, la galerie Ghaya à Sidi Bou Saïd, dans la banlieue nord de Tunis. Juriste de formation et de profession et autodidacte et artiste par persévérance et passion, Héla Ammar puise la force des images d’A Fleur de peau dans la richesse des territoires de la marginalité d’une Tunisie post Révolution 2011. A Fleur de peau, conjugue ses préoccupations d’artiste politiquement engagée pour la liberté, l’égalité et la dignité, à un ancien travail en studio sur les codes de l’imagerie orientaliste.

Sa série dresse le portrait d’une génération de militant.e.s pour les libertés individuelles et plus particulièrement pour les droits LGBTQ+. Portrait toutefois très particulier : l’artiste ayant choisi de cacher les visages de personnalités connues des lumières des télévisions locales et internationales. Recouvrant la tête de ses sept modèles, des blogueur.e.s, des journalistes et des artistes, de foulards fleuris aux couleurs criardes dits « hindiya », l’artiste brave les catégories de genre, les identités d’usage et les tabous ambiants face au corps. « Ici, je leur ai demandé de renoncer à la notoriété que leur visage et leur identité véhiculent et de laisser leur corps raconter leur propre histoire. Ensemble, ils/elles donnent un aperçu de ce qui se joue dans une société comme la nôtre. Ensemble, ils forment un tableau vibrant d’une génération à fleur de peau dont le langage défie les préjugés du temps et de l’espace », explique Héla Ammar.
Avec élégance et doigté, ses photos captent des corps à la sensualité flagrante, parfois troubles, sillonnés de tatouages criants. L’anonymat accentue la fragilité de ces oiseaux de proie, livrés dans l’espace public à toutes les formes de violence : homophobie, racisme et sexisme. Confiant.e.s grâce à un long échange avec l’artiste, ils/elles s’offrent aux regards dans une lumière du jour, qui les rapproche d’images de la picturalité de la Renaissance.

Le travail de Hela Ammar a été présenté dans diverses expositions internationales dont la Biennale des Photographes Contemporains du Monde Arabe (Institut du Monde Arabe, Paris, 2017), Dak’art Biennal 2016, MuCem (Marseille, 2015). Une sélection de ses séries photographiques fait partie de la collection permanente du British Museum (Londres) et de l’Institut du Monde Arabe.