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Tout aurait été plus léger si nous vivions ailleurs, dans un lieu sans guerres ni grandes causes, où la politique ne s’insinue pas par toutes les portes et fenêtres, même celles qui sont entrouvertes.
Si nos plus grandes préoccupations étaient de choisir où passer les vacances, où acheter les cadeaux de Noël, ou comment célébrer le printemps ou l’été, plutôt que de chercher un refuge pour fuir les bombardements à Beyrouth, au Sud et dans la Békaa, régions libanaises lourdement frappées.
Si j'étais là-bas et non ici, je n'aurais pas eu besoin de me renseigner sur les missiles balistiques ou air-air, ni sur les distinctions entre avions et drones, ni sur les détails des invasions terrestres et des folies récurrentes qui inventent de nouvelles tragédies.
Les matins seraient normaux, comme ceux de tant de peuples à travers le monde : un café accompagné d'une émission de radio agréable parlant de l’importance d'une alimentation saine pour la stabilité psychologique, ou une journée débutant par du sport et de la musique. Ou encore, je pourrais croiser des pigeons en chemin, et partager avec eux mon sandwich au fromage. Ils me parleraient du ciel, et moi de la terre, du blé et des hommes.
Cela aurait été possible, et la stabilité psychologique serait devenue un objectif simple et naturel. Les émissions agréables auraient un large public et des millions d’abonné.e.s, et leurs téléspectat.eur.rice.s ne seraient pas considéré.e.s comme de simples margin.aux.ales. indifférent.e.s aux affaires publiques. Cela aurait été possible, si nous vivions dans un endroit normal, où l’on ne nous nourrit pas de guerres avec le lait maternel, ni de peur avec le pain quotidien, que nous espérons encore trouver.
Nous devons dès l'enfance devenir expert.e.s en tout, en crises économiques, financières et politiques, en guerres et armes lourdes, et apprendre à maîtriser les stratégies militaires, dans l’espoir de comprendre ce qui nous entoure.
Nos rêves simples sont devenus interdits. La complexité est notre lot. Nous sommes condamné.e.s à l’euphémisme, à la dissimulation, à nous cacher du soleil, des bombardements et des fous, à lutter le jour et veiller la nuit, pour ne pas céder, pour continuer à "participer à la fête". Nous devons dès l'enfance devenir expert.e.s en tout, en crises économiques, financières et politiques, en guerres et armes lourdes, et apprendre à maîtriser les stratégies militaires, dans l’espoir de comprendre ce qui nous entoure. Si nous devons mourir bientôt, il est de notre droit de savoir de quelle balle nous mourrons et si elle est israélienne, iranienne, russe ou locale.
Je m’étonne de ma nouvelle capacité à analyser les affaires militaires et politiques en pleine guerre imposée au Liban. Je parle désormais des stratégies avec aisance, comme si j’étais née dans une caserne. Mais cela reste infiniment triste de perdre nos repères et d’être contraint.e.s, par les guerres continues, de nous éloigner de nous-mêmes, de durcir nos cœurs et d’analyser la guerre comme si ce n’était qu’une promenade à laquelle nous ne prenons pas part.
Une cousine de 18 ans m’a affirmé que les bombardements israéliens se concentreraient la nuit prochaine près de chez elle. Je lui ai demandé comment elle le savait, et elle m’a parlé avec assurance des analyses d’une collègue. Elle était certaine, mais je n’ai pensé qu’à ceci : pourquoi une jeune fille, à l’aube de sa vie, doit-elle s'inquiéter de savoir quel quartier sera bombardé cette nuit ? Pourquoi doit-elle craindre que la mort n’atteigne son quartier, alors qu’elle pourrait vivre dans un lieu où elle pourrait envisager son avenir, réaliser ses rêves, au lieu d’attendre la fin de la guerre, coincée chez elle, avec les écoles et universités fermées, espérant une trêve ?
Si nous vivions ailleurs, j’aurais pu écrire, au lieu de ce billet, quelque chose de plus léger et simple, sur l’amour, ou sur les tendances automne-hiver 2025... mais nous sommes au Moyen-Orient !