«La protection du droit des femmes à la terre, à la propriété et au logement ouvre la voie à un large éventail de droits humains, tels que le droit à un niveau de vie décent, à un logement respectable, à la santé, au travail et à l'éducation », déclarait Aida Robbana, représentante du Bureau UN- Habitat en Tunisie à l’ouverture de l’atelier.
Un évènement organisé dans le cadre de la Campagne régionale sur les femmes arabes et la terre initiée en février 2021 par le Programme des Nations Unies pour les Établissements Humains (UN-Habitat) et le Réseau mondial d'outils fonciers.
S’appuyant sur la Campagne régionale, une Campagne nationale "Femmes et terre" en Tunisie et en Libye vient d’être lancée le lundi 12 septembre. Cette campagne a pour objectif de disséminer et de promouvoir des messages clés à travers les médias et tous autres agents de changement, sur les avantages socio-économiques et culturels du droit des femmes au logement, à la terre et à la propriété, et sur les défis qu'elles rencontrent lorsqu'elles revendiquent légitimement ces droits.
Si le Coran concède aux femmes la moitié de la part des hommes au moment de l’héritage : « Au fils, une part équivalente à celle de deux filles » (Sourat En-Nissa), dans le monde rural tunisien, les coutumes, représentations et pratiques empêchent les filles de revendiquer tout droit successoral, surtout lorsqu’il s’agit de terre agricole. Dans ces zones-là, les femmes, notamment après leur mariage, cèdent souvent leurs parts à leurs frères afin de garder la terre au sein de la famille ou les laissent dans l’indivision. Toute concession des femmes à cette règle est considérée comme une offense, voire une trahison, envers les membres masculins de la famille.
5% seulement de Tunisiennes possèdent des terres
Najette Ben Salah, magistrate, une des expertes invitées à l’atelier tente une réponse : « La propriété confère à son titulaire le droit exclusif d’user de sa chose, d’en jouir et d’en disposer. Ce qui implique, surtout pour les femmes, un potentiel important de richesse, d’autonomie et de pouvoir, d’où l’enjeu de l’égalité entre hommes et femmes quant à l’accès à ces richesses et son impact sur la définition des rôles entre les hommes et les femmes dans nos sociétés ».
Si en Libye peu de données sont disponibles sur les questions liées au droit des femmes au logement, à la terre et à la propriété, on sait que 5 % seulement des Tunisiennes possèdent des terres inscrites à leur nom. Dans les deux pays, cette question est le lieu de toutes les discriminations.
« En Lybie, les féministes n’osent toujours pas l’aborder dans le débat public. On est loin, très loin du mouvement des femmes tunisiennes vers plus d’égalité, qui a attaqué ce sujet polémique dès les années 90 et l’a ancré dans les forums de discussion avec la mise en place de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité en 2017 », précise la magistrate.
Alors que les lois de l'ère Kadhafi protégeaient sur le papier les droits de propriété des femmes, les rapports indiquent que dans la pratique les droits des femmes sont liés à leurs relations avec les membres masculins de la famille. Dans le cas de l'héritage, si le système judiciaire suit les règles de succession fondées sur la chariaâ (la loi islamique), qui garantissent aux femmes des droits, plutôt limités, à la succession, dans certains cas, ces règles ne sont pas appliquées ou sont interprétées de manière erronée au détriment des femmes.
Les deux pays, la Tunisie comme la Lybie, sont pourtant signataires de la CEDAW ainsi que d’autres instruments internationaux garantissant l’égalité totale entre les sexes.
Pour Najette Ben Salah, un long chemin de lutte reste à parcourir devant les femmes en matière d’accès aux droits à la propriété. Tout en constatant que le niveau d’éducation des femmes tunisiennes représentait un catalyseur majeur pour qu’elles revendiquent leurs droits à l’héritage, elle préconise que le gouvernement mette en place une approche genre au sein des politiques publiques. Stratégies jusqu’ici inexistantes.
« On a longtemps justifié l’inégalité successorale par le manque de compétence des femmes. Or, beaucoup de femmes disposent aujourd’hui d’un capital scolaire supérieur aux hommes. Les normes dominantes et les pratiques discriminatoires n’ont pourtant pas changé »
La ruse de l’histoire en faveur… des Djerbiennes
Les réflexions et analyses de deux sociologues féministes, Walid Ben Romdhane et Dorra Mahfoudh, sur le difficile accès des femmes rurales tunisiennes à la terre ont apporté au débat qui s’en est suivi des données basées sur les interviews et les enquêtes de terrain.
Walid Ben Omrane a commencé par questionner les nouveaux contextes post-révolution, porteurs en principe de changements pour leur possible bouleversement, en Tunisie, de la dynamique de l’appropriation de biens fonciers par les femmes. Ses observations du terrain démontrent que leur situation n’a subi aucune rupture par rapport à la période d’avant le 14 janvier 2011. Représentant, selon les régions, jusqu’à 80 % de la population active dans l’agriculture, elles assurent aujourd’hui la sécurité alimentaire des Tunisiens. Et pourtant…
« Du centre-ouest au nord-est, les femmes œuvrent dans les exploitations agricoles en tant qu’ouvrières. Elles nourrissent les villes des côtes tunisiennes. Il existe une fracture entre les élites citadines et cette catégorie, plutôt cette classe sociale, qui travaille sans avoir de représentativité réelle. Subissant des inégalités socio-économiques de tous genres, les ouvrières ne sont pas considérées comme une force de travail réelle, malgré un discours officiel qui leur rend hommage d’un moment à l’autre, en publiant entre autres des timbres à leur effigie », explique Walid Ben Omrane.
Le sociologue croit dur comme fer que pour renverser ce rapport de force en faveur actuellement du corps social dominant, à savoir les hommes et les élites politiques : « l’informel où circulent ces femmes doit devenir formel ».
Mais l’histoire prend parfois des revanches inattendues en faveur des femmes. Walid Ben Omrane cite une de ses ruses. A Djerba, jusqu’aux années 60, les hommes au moment du partage des terres léguées par leur parentèle cédaient à leurs sœurs les parties les moins convoitées, celles situées dans les sebkhas proches de la mer et gardaient pour eux l’intérieur des terres, exploitées dans l’agriculture, un secteur important sur l’île. Mais avec l’avènement du tourisme à la fin des années 60 et la notoriété internationale qu’acquière « Djerba la douce », voilà que se renverse la situation. Et ces lots sur la côte voient leur prix se démultiplier à la faveur de la spéculation immobilière hôtelière. Pleuvent alors les plaintes contre les sœurs dans les tribunaux. Mais l’histoire avait pris le temps de corriger le tir…
Renforcer la présence des femmes dans les syndicats
Dorra Mahfoudh, s’est souvent penchée dans ses recherches sur les discriminations qu’affrontent les femmes
dans les divers champs qu’elles investissent : vie active, vie familiale, violences de tous genres, cyber harcèlement… Pour Dorra Mahfoudh, un paradoxe étonne de par sa fulgurance : tandis que le taux de femmes diplômées du supérieur est de plus en plus important, leur appauvrissement est constant.
« On a longtemps justifié l’inégalité successorale par le manque de compétence des femmes. Or, beaucoup de femmes disposent aujourd’hui d’un capital scolaire supérieur aux hommes. Les normes dominantes et les pratiques discriminatoires n’ont pourtant pas changé », affirme la chercheuse.
Dorra Mahfoudh partage entièrement la recommandation de Walid Ben Romdhane par rapport à l’amélioration de la représentativité des femmes dans les syndicats, les Groupements de développement agricole (GDA), les Sociétés mutuelles de service agricole (SMSA), les coopératives et les comités de villages : « Grâce à cette organisation solidaire, elles pourraient gagner visibilité, confiance en soi, autonomie financière et pouvoir de décision ».