La crise du Coronavirus a réussi par deux fois à retarder la tenue des deuxièmes Assises internationales du journalisme de Tunis, dont la première édition a eu lieu en novembre 2018. Enfin et pendant trois jours, les 17, 18 et 19 mars 2022, des journalistes d’Europe, d’Afrique et d’Asie, se sont réunis à la Cité de la Culture de Tunis autour d’une thématique aux perspectives transversales : « L’Urgence du journalisme ! ». Une thématique grâce à laquelle intervenants et public ont pu débattre entre autres des crises qui agitent le monde actuel telles que les changements climatiques, la pandémie du coronavirus, la désinformation et les fausses nouvelles ainsi que les questions de genre.
« En ce printemps 2022, la passion est intacte, mais elle ne peut masquer nos inquiétudes ! Par-delà la pandémie qui a durement touché nos sociétés partout la liberté recule ! Liberté d’aller et venir. Liberté d’expression. Liberté de la presse. Liberté tout court, avec de plus en plus de journalistes menacés, emprisonnés au seul motif qu’ils/elles pratiquent leur métier avec exigence », s’exclame Jérôme Bouvier, président de l’Association Journalisme et citoyenneté qui organisent la manifestation.
Si la question des difficiles conditions de pratique du métier de journaliste par les femmes dans certains contextes est revenue à plusieurs reprises le long des Assises, une série de débats sur l’urgence de l’égalité de genre ont été organisés au cours de l’évènement. Trois panels successifs pour démontrer à quel point les médias arabes et africains nécessitent aujourd’hui des réformes de fond pour traiter cette question avec un langage juste et un discours respectant la dignité des femmes. L’urgence ici consiste à changer les lexiques et à bannir les mots qui tuent dans les talkshows ou autres émissions évoquant la violence à l’égard des femmes, les féminicides et la place des femmes dans le couple et la famille.
Incarcérée pour avortement « illégal »

La situation de la liberté de la presse est particulièrement ardue au Maroc. Un pouvoir liberticide châtie, depuis près de vingt ans maintenant, toute velléité d’indépendance des journalistes. Y compris en persécutant, diffamant et emprisonnent les plus vaillant parmi eux. Hajar Raissouni, 30 ans, en fait partie. Elle est venue témoigner à Tunis dans le cadre d’un Focus des Assises dédié aux médias marocains. La journaliste, qui vit actuellement au Soudan, est très connue au Maroc et à travers le monde pour avoir été condamnée le 30 septembre 2019 à un an d’emprisonnement pour avortement « illégal », et « relations sexuelles hors mariage ». Ses proches ont rapidement dénoncé un procès politique contre une voix dissidente, ayant rédigé des articles sur les détenus du mouvement social du "hirak" dans la région du rif marocain.
Hajar Raissouni, journaliste pour le quotidien marocain Akhbar al Yaoum, un des derniers journaux indépendants au Maroc, a été arrêtée par un escadron de policiers le 31 août avec son fiancé, le soudanais, Amin Rifaat, alors qu’ils sortaient du cabinet d’un médecin à Rabat. La reporter avait été contrainte à faire un examen gynécologique médical sans son accord. Ses avocats avaient assimilé cet examen à de « la torture », pointant des « manquements de la police judiciaire » et des « preuves fabriquées ». Hajar Raissouni est la nièce de Soulaymane Raissouni, le rédacteur en chef du journal Akhbar Al Yaoum, emprisonné pour une accusation d’agression sexuelle contre un militant LGBTQ, rejoignant ainsi la cohorte de journalistes incarcérés pour des « affaires de mœurs ».
« Les violences à l’encontre des femmes sont traitées comme des faits divers et non pas comme un phénomène de société, et les féminicides comme des incidents de parcours ou encore de « crimes passionnels » et non comme des violences sexistes. Ce qui minimise et banalise à souhait ces fléaux. »
Sous la pression d’une mobilisation nationale et internationale de grande ampleur, Hajar Raissouni est graciée par le roi le 16 octobre 2019.
« J’ai alors fait face à une campagne de diffamation orchestrée par des sites et des publications proches du pouvoir. J’étais continuellement sur écoute téléphonique au point de retrouver une conversation avec mon cousin transcrite au détail près sur un de ces sites. Je suis partie, parce que je n’en pouvais plus du quadrillage policier que je subissais au quotidien. J’aimerais revenir au Maroc, mais rien ne me garantit que je ne serais pas de nouveau poursuivie par la justice », témoigne à Tunis Hajar Raissouni, dont le traumatisme deux années et demi après sa « sanction » reste intact.
Instrumentaliser la vie privée des journalistes afin de les bâillonner et porter atteinte à leur dignité, notamment s’ils font partie de la gente féminine, est une des techniques des régimes autoritaires installés dans les sociétés conservatrices. D’autre part, Heba Morayef, directrice du programme régional Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International, déclarait lors de la libération de la journaliste : « Le cas de Hajar Raissouni montre qu’il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour que les droits des femmes soient protégés au Maroc. Les autorités marocaines doivent de toute urgence dépénaliser l’avortement et abroger toutes les lois qui soumettent les femmes à une discrimination. »
Calvaire et lutte des voix de femmes yéménites
Les récits de consœurs égyptiennes et yéménites sous payées, dénigrées et dont les créneaux sont limités aux filières connotées « féminines », à savoir la beauté, la cuisine, la santé, la croissance des enfants… jalonnent le cortège des discriminations qu’affrontent les femmes journalistes dans le monde arabe.

La Yéménite Wafa Saleh travaillait dans un journal lorsque la guerre a éclaté en 2015. Elle perd son travail dans un pays où les femmes journalistes sont les premières à souffrir d'une baisse de leurs revenus financiers, en raison de la diminution des offres d'emploi et du manque d'opportunités de formations et de stages. Elles font également souvent l'objet de menaces de la part des groupes armés et de campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux, alors qu'il n'existe pas d'institution efficace pour les défendre, ni de médias indépendants où elles puissent s’intégrer. Wafa Saleh finit par trouver refuge dans une plateforme fondée en 2019 par d’anciennes journalistes dans sa situation, Nesswen Voices (Voix de femmes). Lancée au départ sur Facebook, ce média, qui a su faire évoluer ses contenus et trouver des financements arrive aujourd’hui à payer ses contributrices.
« Etre journaliste au Yémen est très compliqué. Etre femme journaliste dans ce pays l’est encore plus ! », s’exclame Wafa Saleh.
Avant la guerre la matière concernant les femmes paraissait au compte-goutte et d’une manière épisodique. Elle était la plupart du temps subventionnée par des ONG internationales comme l’UNICEF.
« Notre plateforme a réussi à donner une meilleure visibilité à cette question. Malgré des réticences et des arguments exprimés par des voix masculines, comme “vous voulez monter les femmes contre les hommes” ou “vous cherchez à ébranler la famille et les traditions”, nous sommes arrivées à devenir une source d’information pour d’autres médias. Nous avons pu sortir des drames et des success story d’angles morts où on avait jusqu’ici confiné la vie des femmes dans notre pays. »
L’égyptienne Dima Hamdan, rédactrice en chef pour le Réseau de journalistes Mary Colvin, a bien connu la tragédie que raconte Wafa Saleh. Puisque le réseau, dont elle est l’une des plus influentes animatrices, incarne une communauté en ligne de femmes journalistes arabes qui se soutiennent mutuellement grâce au mentorat, aux conseils professionnels, à l'accès aux ressources, aux opportunités et au réseautage. Le réseau des journalistes Marie Colvin est un projet géré par The Circle , une organisation caritative fondée par Annie Lennox, qui relie les femmes du monde entier pour lutter contre les inégalités.
« Le discours de haine n’incarne pas un avis »

« Les violences à l’encontre des femmes sont traitées comme des faits divers et non pas comme un phénomène de société, et les féminicides comme des incidents de parcours ou encore de « crimes passionnels » et non comme des violences sexistes. Ce qui minimise et banalise à souhait ces fléaux », fait remarquer Ahlem Bousserwel, Secrétaire Générale de l’Association tunisienne des femmes démocrates et spécialiste des médias au cours du panel sur la responsabilité des journalistes face aux violences faites aux femmes.
Le choix du vocabulaire à adopter représente un enjeu majeur dans l’univers médiatique, car les mots portent des arrière-pensées et peuvent impacter positivement ou négativement les représentations du public. Mayssaloun Nassar, journaliste et animatrice des magazines « Sphères des tabous, « Actu Elles » et « On vous a dit » sur France 24 arabe conseille de ne jamais inviter un agresseur, qui dit pourquoi il frappe sa femme ou un mari qui explique pour quelles raisons son épouse doit s’en tenir à sa cuisine uniquement. « Car le discours de haine n’incarne pas un avis. Et l’opinion contraire ne doit pas être recherchée quand on évoque des sujets comme la violence de genre. Imagine-t-on donner un espace de parole à un raciste qui théoriserait sur la saleté des noirs ? », assène-t-elle.
Elle recommande aux journalistes arabes notamment de travailler sur leurs mots, leur lexique et leur manière de s’adresser au monde : « Il faudrait changer notre terminologie et dire par exemple “mutilations sexuelles” au lieu d’excision et “mariage forcé des filles” au lieu de “mariage des mineurs”. »
Pour Kérim Bouzouita, chercheur, spécialiste en médias et communication, le problème réside dans le modèle économique qui régit les médias tunisiens où le nombre de clics détermine l’adhésion des annonceurs : « C’est ce qui explique la recherche du sensationnel et la provocation du choc émotionnel chez le public ».