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Sur l’avenue de Paris, au centre-ville de Tunis, s’étend sur plusieurs mètres les murs de l’Institut Français de Tunis (IFT). C’est là où depuis le mois d’octobre 2020 s’étale une fresque à l’allure naïve et aux couleurs chatoyantes, signée par le jeune collectif d’artistes tunisiens « Blech Issm » (Sans Nom). On y voit des femmes en mouvement et en colère, pancartes à bout de bras, brandissant leurs slogans et leurs droits à la dignité et au respect de leur corps. Le tableau rappelle des scènes vues au cours de la manifestation nationale contre la violence faite aux femmes organisée par l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), en partenariat avec plusieurs autres ONG de sensibilité féministe, le 30 novembre 2019.

« Organisez-vous. Mobilisez-vois. Soyez solidaires », lit-on au centre de la fresque. La citation est de Gisèle Halimi, avocate irrespectueuse française d’origine tunisienne, disparue le 28 juillet 2020 et à qui l’Association Asswat Nissa (Voix de Femmes) a voulu rendre hommage.
« L’appel de Gisèle Halimi fonctionne tellement bien avec la campagne Ena Zeda », affirment d’une seule voix Sarra Ben Said, directrice exécutive d’Asswat Nissa et Sonia Ben Miled, sa chargée de communication.
La fresque, qui a accompagné une exposition multimédia de témoignages sous forme de silhouettes et de textes poignants, restera gravée sur la façade de l’Institut jusqu’à ce que le vent, la pluie et le soleil en décident autrement et balaient au gré de la marche des saisons le travail des artistes.
L’association Voix de Femmes a en fait voulu par cette expression de street art célébrer une année de dénonciation de violences sexuelles s'inscrivant dans la continuité de la vague de protestation née dès la mi-octobre 2011.
« Organisez-vous. Mobilisez-vois. Soyez solidaires »
La mobilisation en question se déploie à la suite d’un fait divers qui horripile la toile tunisienne : les images captées d’un député nouvellement élu à l’issue de la récente campagne législative de 2019, le pantalon baissé, en train de se masturber devant un lycée dans sa voiture en fixant une jeune fille de 19 ans. Voit alors le jour le hashtag EnaZeda. Le mot-dièse est une traduction littérale de Me Too (Moi aussi), mouvement, qui connait une notoriété internationale dès le mois d’octobre 2017. Lorsqu’une publication du New York Times détaille dans un article des accusations pour faits de harcèlement sexuel à l’encontre de Harvey Weinstein, patron de studio, puissant producteur et distributeur de films hollywoodien. Les révélations d’actrices, victimes de cet homme puissant, font alors boule de neige…
Une communauté, plus de 45 000 membres
Le hashtag EnaZeda se transforme en un plaidoyer contre les violences sexuelles. L’Association Voix de Femmes, ayant suivi l’affaire de la jeune fille otage de la malsaine convoitise du député décide de lancer un groupe Face book baptisé EnaZeda afin de soutenir la lycéenne mais aussi toutes les victimes en offrant à celles qui veulent porter plainte une orientation juridique.
Voit alors le jour le hashtag EnaZeda. Le mot-dièse est une traduction littérale de Me Too (Moi aussi).
L’exposition multimédia initiée en octobre dernier par l’Association Voix de Femmes et scénographiée par l’artiste visuel Wadi Mhiri raconte, à travers la voix d’enfants, d’adolescents ou de jeunes hommes et femmes des histoires vécues dans la peur, la douleur et la culpabilité de viol, de harcèlement et de violences sexuelles. L’ambiance sonore, qui habite l’espace, faite de chuchotements et d’un fond sonore aux intonations oniriques et quasi imperceptibles provoquent un inquiétant sentiment de « déjà entendu ».
« Le graphiste auteur de l’agencement des textes, que portent les silhouettes des victimes m’a lancé à la fin de sa mission : « Ena Zeda » ! Il m’a confié à demi-mots son traumatisme toujours présent à la suite d’un « accident parcours » subi dans sa prime jeunesse. C’est pour vous dire à quel point le phénomène du harcèlement domine la société patriarcale qui est la nôtre », nous expliquait Wadi Mhiri.
Dès les premiers mois du lancement du groupe EnaZeda une communauté se forme de plus … 45000 membres ! Les témoignages, plus de 1000 sont scandaleux, bouleversants, parfois même insupportables à lire. Ils montrent à quel point la famille est dangereuse pour les enfants, les crimes d’inceste et de pédophilie y concernent toutes les couches sociales.

« Le harceleur ne légifère pas ! »
Azza, 20 ans : « J’avais 11 ans. Mon oncle venait de divorcer. A ce moment-là il s’était mis à nous rendre visite régulièrement. J’avais senti que ses paroles et son comportement envers moi avaient changé. Un matin, j’étais en train de me laver le visage. Il entra dans la salle de bain et ferma la porte à clé, puis se mit à m’enlacer et à m’embrasser en introduisant sa langue dans ma bouche. Je me débattis, le repoussai et courus vite tout raconter à ma mère. Elle ne me crut pas et m’interdit d’en dire un mot à qui que ce soit pour éviter le "scandale". »
Emna, 18 ans : « Un jour, j’ai pris un taxi. Le chauffeur commence à me dire que j’étais jolie et très provoquante avant de m’attraper par les cuisses, alors que j’étais assise sur le siège arrière. Je lui ai demandé d’enlever sa main. Mais jusqu’à aujourd’hui je me demande pourquoi je ne suis pas descendue du véhicule ».
Dès les premiers mois du lancement du groupe EnaZeda une communauté se forme de plus … 45000 membres !
Ridha, 28 ans : « Petit garçon de 9 ans, je suis allé un jour à la librairie afin d’imprimer des images et des documents pour une recherche demandée par mon enseignante. Très concentré sur l’ordinateur, je ne me suis pas aperçu que le libraire avait baissé son pantalon et s’était approché de moi : ' Jouons un peu ensemble ', m’a-t-il jeté. Je me suis enfui. De ce traumatisme-là, je n’ai encore jamais parlé ».
Hana, 20 ans : « Dès que je sortais de l’école, je trouvais cet ami d’enfance de mon père, qui m’attendait pour m’accompagner à la maison. Il disait qu’il avait peur pour moi et que les garçons mal intentionnés pouvaient me faire du mal. Un jour, il me précipita dans un immeuble abandonné et me viola. J’aurais voulu mourir…Comble du malheur : je n’ai jamais osé confier ce lourd secret à mon père, ni à un autre membre de ma famille car mon drame se poursuivit jusqu’à l’adolescence ».
Particulièrement les premiers mois après l’affaire du député, les récits défilent sur les réseaux sociaux à longueur de journée, plus insoutenables les uns que les autres…C’est le retour du refoulé parmi une tranche d’âge située entre 18 et 34 ans, selon les chiffres de Voix de Femmes. Une tranche d’âge, noyau dur du groupe Face book et qui a scandé : « Le harceleur ne légifère pas ! », le 13 novembre 2019 à l’occasion la séance inaugurale de la deuxième législature. Elles et ils sont venus dénoncer la présence du député accusé de harcèlement sexuel parmi les nouveaux venus au parlement.
« […] je n’ai jamais osé confier ce lourd secret à mon père, ni à un autre membre de ma famille »
Un espace sécurisé pour les victimes
Dynamique militante de l’Association Voix de Femmes, qui modère le groupe selon une charte prédéfinie, Sonia Ben Miled insiste sur le sentiment de sécurité, qui doit régner dans cet espace virtuel d’échange et parfois de catharsis : « On élimine systématiquement les commentaires mal intentionnés destinés aux victimes pour qu’elles ne se sentent ni jugées, ni dénigrées et n’aient pas peur des représailles. D’autant plus que des chiffres récents d’ONU Femme attestent que la cyber violence concerne 73 % des femmes dans le monde ».
« Mon histoire n’est pas si singulière. Je ne suis pas une brebis galeuse », tel est le constat fait par les survivant.e.s à la lecture de toutes ces dénonciations de traumatismes anciens et nouveaux.
Sondoss Garbouj psychologue et psychothérapeute s’est spécialisée ces dernières années dans la prise en charge de ce qu’elle appelle les « survivant.e.s » des atteintes et abus à caractère sexuel. Il y a quelques mois, elle participait à un webinaire organisé par Voix de Femmes et y expliquait les bienfaits qu’offre le groupe EnaZeda aux victimes : dévoilement, déculpabilisation et rupture avec un isolement moral.
« Mon histoire n’est pas si singulière. Je ne suis pas une brebis galeuse », tel est le constat fait par les survivant.e.s à la lecture de toutes ces dénonciations de traumatismes anciens et nouveaux , explique confiante Sondoss Garbouj.
S’esquisse alors comme un début de délivrance…