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5 septembre 2025. Dans un coin faiblement éclairé d’un vieil immeuble de la rue de la Gare, à Tunis, les sanglots de Ruqayya résonnent. Autour d’elle, les militantes de la campagne de soutien à la Flottille se pressent, inquiètes. On croit d’abord à des douleurs liées à l’accouchement, ou à la fatigue de la grossesse. Mais ses phrases hachées, au milieu des tentatives de réconfort, révèlent une autre réalité : Ruqayya est arrivée trop tard, après la fermeture du bureau de collecte des dons. Ses larmes ne sont pas celles d’un corps meurtri, mais celles d’une frustration profonde : ne pas avoir pu apporter sa modeste contribution aux habitant.es de Gaza, prisonnier.es d’une machine de guerre et de supplices.
Du couloir étroit, la perspective s’élargit sur une rue grouillante de monde, puis sur une ville entière vibrant à l’unisson autour d’un seul nom : la Flottille Somoud (de la Résilience).
Rue de la Gare : halte des espérances
Dans un appartement exigu transformé en ruche, des dizaines de militantes et militants s’affairent. Dans la rue, la file des donateurs et donatrices s’étire, débordant bien au-delà de l’entrée. Jeunes et personnes âgées, femmes et hommes, mais aussi des enfants venus briser leurs tirelires pour Gaza : tous se rassemblent dans un même élan. À l’entrée de l’immeuble de la rue de la Gare, un portrait de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU, domine les murs et façades recouverts de drapeaux palestiniens. De la capitale comme des régions de l’intérieur, les gens affluent avec un seul objectif : soutenir Gaza.
Rihab Abdelkebir, 26 ans, ingénieure et doctorante originaire de Ben Guerdane, dans le sud tunisien, a emménagé à Tunis depuis quelques mois pour se consacrer entièrement au soutien de la Flottille Somoud et à l’effort logistique.
« Cette guerre n’est pas comme les autres. Depuis le 7 octobre, j’ai mis de côté mes engagements familiaux et universitaires pour m’impliquer totalement. J’ai même participé aux sit-in. Je suis venue spécialement de Gafsa à Tunis pour être dans l’action, car la cause dépasse tout ce qui peut nous occuper dans la vie quotidienne. »
« Je me mobilise pour le droit du peuple palestinien, et il fallait sortir du cercle de la compassion pour entrer dans celui de l’action. Soutenir et épauler la Flottille est une forme d’action »
En ajustant son keffieh palestinien, elle ajoute, la voix éreintée :
« Avec la Caravane Maghrébine vers Gaza qui a précédé la Flottille, j’ai aidé à l’accueil dans ma ville, Ben Guerdane le mois de juin dernier. Aujourd’hui, je poursuis mon soutien à la Flottille. Rihab pense que soutenir la cause palestinienne est un devoir duquel on n’attend ni remerciements ni contrepartie. Tout le monde doit participer, au moins à travers l’effort physique. Ma vie n’a pas plus de valeur que celle des Palestinien.n.e.s. Entre nous et l’occupant, il y a du sang. La Tunisie n’est pas seulement solidaire, elle est partie prenante de cette cause. Les liens qui nous lient à la cause sont des liens de sang et d’appartenance.* »
La rue se pare des quatre couleurs du drapeau palestinien mêlées à celles de la Tunisie. Les slogans scandés alternent avec les chants de supporters de football transformés en hymnes de résistance, repris en chœur comme une immense symphonie associant la ferveur populaire à l’esprit de la résistance.
Dans une pièce saturée consacré aux dons, Amna Souayah, 26 ans, jeune architecte diplômée, accueille les arrivants avec un sourire malgré la fatigue, notant soigneusement leurs informations sur les reçus aussi bien pour les dons en espèces que les dons en nature.
« Je n’ai pas pu accompagner la Caravane maghrébine vers Gaza de juin dernier pour des raisons personnelles, mais soutenir ceux qui agissent est une forme d’action. Depuis plus de cinq mois, je consacre tout mon temps à appuyer la Flottille », dit-elle. « Les avis autour de moi ont été partagés, mais ma famille a toujours été mon principal appui. »
Dans le hall bondé de donateurs et donatrices arrivés après leur journée de travail, nous avons rencontré Aya Ben Tenfous, 29 ans, ingénieure et militante engagée dans la collecte de fonds et le soutien à la Flottille. Au fil de la conversation, elle interrompait parfois ses phrases pour donner des indications à un volontaire, avant de reprendre le fil et nous raconter son parcours et son expérience dans cet engagement intensif.
Dans le couloir animé, nous faisons la connaissance de Aya Ben Tenfous, 29 ans, ingénieure, engagée dans la collecte. Elle interrompt parfois l’entretien pour orienter un bénévole, puis raconte :
« J’ai quitté mon emploi et pris un billet pour rejoindre la Caravane maghrébine à Zliten en Libye en juin. Ce fut une expérience bouleversante qui a changé mes priorités et ma façon de penser. Pourtant, je ressens toujours que ce n’est pas assez. »
Elle ajoute : « Même avant le 7 octobre, je m’étais surtout investie dans l’enrichissement de ma culture personnelle, puis je me suis engagée dans la Caravane de la Résilience et j’ai commencé à militer avec elle. Quand l’initiative de la Flottille a démarré, j’ai voulu participer directement, mais la limite d’âge (moins de 35 ans) et le nombre restreint de places m’en ont empêchée. Je me suis donc concentrée sur l’organisation, et mon rôle principal a été la collecte de dons. »
Des femmes ouvrent la voie de la liberté
7 septembre 2025. Une vingtaine de kilomètres séparent le siège de la campagne du port de Sidi Bou Saïd. Le départ, reporté du 7 au 15 septembre, a transformé les rues de la banlieue nord de la capitale en scène de fête : drapeaux palestiniens, keffiehs, familles venues de tout le pays pour saluer les participants et envoyer un message d’amour et de soutien à Gaza.
La route étant bloquée, nous devons marcher. Une foule dense est massée pour apercevoir les navires et acclamer les militants. L’enthousiasme grandit à mesure que nous approchons, dans une atmosphère vibrante de ferveur et de passion.
L’adieu au port
Le long de la corniche longeant le port, les foules venues pour saluer la Flottille se bousculent. Des familles entières ont fait le déplacement de très loin pour vivre ces moments solennels. L’accès au port, bouclé, est réservé aux activistes et journalistes. Les participants à la Flottille, entourés de leurs maigres bagages, rayonnent d’espérance.
Olfa Lamloum, présidente de l’association Legal Agenda et militante tunisienne, participe à la Flottille. Elle explique :
« Il y a eu de l’encouragement et de la peur, surtout de la part de ma petite famille. Mes enfants étaient inquiets, ils ne voulaient pas que je parte. Quand mon nom a été retenu, ma fille en a été bouleversée, elle a été sous le choc. » Olfa Lamloum rit en disant cela, adossée au trottoir à l’écart de la foule.
« Je n’ai pas hésité une seule seconde à participer à la Flottille. Depuis vingt-trois mois, je ressens une douleur, un profond sentiment d’oppression et d’impuissance. Ce que je fais aujourd’hui, je le fais pour moi, pour la Palestine, pour mes enfants et pour mes petits-enfants », confie-t-elle.
Après les attaques israéliennes contre deux bateaux de la Flottille, la première dans la nuit du 9 septembre – qui a provoqué un incendie sur le plus grand navire, Alma, battant pavillon espagnol – et la seconde visant le navire Family la nuit suivante, le doute s’est installé. Le ministère tunisien de l’Intérieur a d’abord nié tout incident, avant de reconnaître qu’il y avait bien eu des attaques menées par « une partie inconnue ».
Quand nous avons interrogé Olfa Lamloum sur l’effet de ces agressions répétées sur sa détermination, elle a écarté une mèche de ses cheveux de son visage et a répondu : « Je ne pense pas à la peur pour l’instant. Ce qui s’est passé les deux premières nuits était attendu… Ils l’avaient déjà fait à Malte. Ils croyaient que les gens allaient fuir, mais en vain. »
Souriante, elle note la place prépondérante des femmes jusque dans les noms des navires, comme celui baptisé Shireen Abu Aqleh.
Les coulisses de la Flottille : médecins et avocates
Loin des projecteurs, d’autres femmes jouent un rôle central.
Dr Warda Mohdawi, médecin tunisienne spécialisée en brûlures et catastrophes, coordonne l’équipe de protection en Tunisie. Elle a rejoint la Global March to Gaza (GMTG) du mois de juin 2025, mouvement international visant à mettre fin au génocide, ouvrir des corridors humanitaires et briser le blocus, à travers un sit-in organisé au point de passage de Rafah, côté égyptien, qui a démarré le 15 juin dernier. Cette action qui a coïncidé avec la Caravane maghrébine Somoud, destinée à briser le blocus de Gaza, par terre, mer et ciel, a été fortement réprimée par les autorités égyptiennes qui l’ont bloquée et ont expulsé les activistes qui y participaient. Ouarda y avait tenue part individuellement, sans affiliation à aucune association ou organisation.
« Je n’ai pas hésité une seule seconde à participer à la Flottille. Depuis vingt-trois mois, je ressens une douleur, un profond sentiment d’oppression et d’impuissance. Ce que je fais aujourd’hui, je le fais pour moi, pour la Palestine, pour mes enfants et pour mes petits-enfants »
Ouarda raconte que personne n’était au courant de sa participation sauf son mari. Même sa mère ne l’a découvert qu’après qu’elle soit rentrée d’Égypte. Ensuite, elle a rejoint la GMTG en juin dernier.
Warda, explique : « Mon rôle principal est de veiller à la protection dans toutes ses dimensions : médicale, sécuritaire, à travers la vigilance sur les données personnelles des individus, la sécurité des équipages et des navires. Lors du départ de la Flottille, il existe ce qu’on appelle l’équipe de protection au sol, dont je suis responsable en Tunisie. Sa mission consiste à assurer un suivi permanent des navires, à protéger le bateau et à communiquer avec les familles en cas de danger. »
Une équipe médicale mobile, menée par Dr Amine Bannour, suit aussi l’expédition, sous l’égide du réseau international GMTG, un réseau décentralisé qui coordonne actions pacifiques, les caravanes terrestres et maritimes et offre un soutien juridique et médiatique pour briser le blocus et assurer l’acheminement des dons.
Sous une pluie fine qui s’est mise à tomber soudainement pour accompagner les adieux à la Flottille, près d’un vieil arbre, Warda a évoqué son lien avec la cause palestinienne et la façon dont celle-ci a façonné sa vie et son avenir. Elle raconte : « Je me suis orientée vers la médecine à cause de la guerre de l’Opération Plomb durci (Gaza, 2008-2009). J’étais en troisième année de maths, j’ai changé pour les sciences expérimentales afin de pouvoir plus tard faire des études de médecine. » Et elle ajoute, non sans fierté : « Je suis aujourd’hui ambassadrice de l’organisation Samir Foundation, une association britannique qui s’occupe des étudiant.e.s en médecine et de la reconstruction des hôpitaux dans la bande de Gaza. »
Avec assurance et sans hésitation, Warda répond à notre question sur l’impact de son engagement pour la cause palestinienne sur sa vie familiale : « Mon entourage est encourageant et convaincu de la cause. Mon mari est compréhensif, nous nous sommes rencontrés durant les manifestations de la révolution tunisienne. En réalité, je sens que je vis davantage le rôle de Warda la médecin et la femme engagée que celui de la mère, car le sentiment de maternité me contraint parfois. »
Elle précise que ni le mariage ni la maternité ne sont des obstacles à son militantisme ; le vrai défi réside dans la compréhension du partenaire et dans l’organisation de la vie quotidienne. « Par exemple, même si mon mari n’a aucune idée de la gestion domestique, je cuisinais des plats qui pouvaient suffire pendant toute la durée de mon absence, même si elle dépassait une semaine. Je préparais aussi les vêtements de ma fille pour chaque jour, avec des étiquettes collées dessus, parce que mon mari ne connaît rien aux tâches ménagères. Ma fille, elle, n’a pas trop ressenti mon absence prolongée. »
La présence des femmes juristes
Dans une allée du port, deux jeunes femmes arborent l’inscription « équipe juridique » sur leurs tee chirts. Interrogée sur leur rôle, l’une d’elles (avocate) explique : « Notre mission principale est la supervision juridique sur le terrain et le suivi des participant.e.s tunisien.n.e.s dans la Flottille. Nous recueillons les procurations signées afin de les transmettre à nos collègues palestinien.n.e.s, notamment au sein de l’organisation Adalah, pour qu’ils/elles puissent prendre en charge les cas en cas d’arrestation d’un militant.e par les forces d’occupation. » Elle ajoute : « La procuration juridique est d’une importance capitale : sans elle, la vie des détenus peut être mise en danger. »
Le collectif tunisien regroupe 47 avocats et avocates volontaires, dirigé.e.s par Najet Hedrache, spécialiste du droit international ayant travaillé à la Cour pénale internationale (CPI) sur des dossiers liés à Israël.
L’idée de la constitution du collectif juridique a germé en Espagne où au vu de la diversité des nationalités des participant.e.s, il a été décidé de constituer des collectifs juridiques pour chaque groupe en fonction de la nationalité.
Espoir et mémoire
Sur la corniche bondée, des ambulances du Croissant-Rouge stationnent pour apporter leur soutien. Parmi les bénévoles, une femme de Bizerte, venue avec sa famille pour dire adieu à la flottille, malgré un traitement de chimiothérapie. Fatiguée mais souriante, elle nous glisse :
« Nous sommes venu.e.s voir la Flottille, leur dire adieu. »
Nous n’avons pas voulu l’accabler davantage et nous nous sommes retirés, songeant à sa maladie qui condensait celle de toute une nation, à la chute de ses cheveux qui évoquait la chute du voile de pudeur des régimes, et à sa résistance à la maladie qui faisait écho à la Flottille de la Résilience affrontant le génocide et l’arrogance sioniste.
Le 15 septembre 2025, les navires ont quitté les côtes tunisiennes, après avoir rallié les ports de Sidi Bou Saïd et de Bizerte, avant de retrouver en Méditerranée des bateaux venus d’Italie, d’Espagne et de Grèce. Ensemble, ils mettent le cap à l’est, vers Gaza, pour briser le cercle de mort, d’injustice et d’isolement qui perdure depuis près de deux ans.
