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Professeure Saccà, que ressort-il de votre enquête ?
Dans le premier volet de la recherche universitaire « STEP, stéréotype et préjugé », nous avons repéré 282 sentences publiées entre 2017 et 2019, collectées par un groupe d'avocates, de magistrates et de procureurs, comprenant des mauvaises pratiques.
Nous ne pouvons pas indiquer le pourcentage qu’elles représentent par rapport au total des jugements, car il n'existe pas en Italie de répertoire national consultable des sentences liées au genre. Toutefois, bien que leurs chiffres ne soient pas fiables statistiquement, ces jugements sont néanmoins très significatifs. Ils montrent en effet que les stéréotypes et les préjugés patriarcaux influencent les procès en reproduisant et renforçant les asymétries de pouvoir entre hommes et femmes, à la base des victimisations secondaire et tertiaire.
Quelle différence y-a-t-il entre les deux phénomènes ?
On parle de victimisation secondaire lorsque les institutions et le système de production culturelle d'un pays ont tendance à vouloir répartir la responsabilité d'un crime entre la victime et l'agresseur. Au moment d’établir les faits, cela consiste à savoir dans quelle mesure la victime a contribué à sa situation : par exemple, est-ce qu’elle était habillée de manière provocante ? Avait-elle un comportement exaspérant ? Trompait-elle son partenaire ? Était-elle ivre ?
Ce type de mentalité alimente une narration complètement déformée et stéréotypée qui envahit l'espace public jusqu’à influencer les salles d'audience des tribunaux : dans les jugements analysés, la culture patriarcale prévaut souvent sur le code pénal. En effet, culturellement, si les hommes et les femmes ne sont pas considérés sur le même pied d’égalité, c'est-à-dire comme des individus jouissant des mêmes droits, et si de surcroît les femmes -quand bien même sont-elles victimes- sont traitées différemment, cela prédispose le système judiciaire à moins croire les femmes que les hommes, à moins les considérer comme victimes et, en partie, à les retenir coupables des crimes qui ont été commis à leur encontre. Par conséquent, les femmes ont plus de difficultés à obtenir justice. C’est pourquoi quand une victime porte plainte et que le tribunal ne lui rend pas justice, on parle de victimisation tertiaire.
Que signifie, en revanche, le terme « himpathy » ?
Lorsque, par exemple, le juge fait preuve d'empathie envers l'auteur d'un féminicide, on parle d'« himpathy », un terme anglais créé par la philosophe australienne Kate Manne pour désigner le flux d'empathie qui est retiré aux femmes victimes de violence et redirigé vers leurs agresseurs. Je pense que cela explique parfaitement comment une série de constructions rhétoriques, tant dans la presse que dans les tribunaux, tendent à déresponsabiliser les hommes violents en leur accordant toute une série de circonstances atténuantes. Et certains cas sont frappants.
Si les hommes et les femmes ne sont pas considérés sur le même pied d’égalité, c'est-à-dire comme des individus jouissant des mêmes droits, et si de surcroît les femmes -quand bien même sont-elles victimes- sont traitées différemment, cela prédispose le système judiciaire à moins croire les femmes que les hommes.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Dans le premier projet STEP 2017-2019, nous avons également analysé un cas où le juge écrivait que le meurtrier qui était un homme, certes connu pour être violent, avait tout fait pour se contrôler, tandis que la femme, ivre, lui criait dessus, ce qui avait dû l'exaspérer au point de le pousser à commettre cet acte extrême. Ainsi le pauvre homme, ne pouvant plus supporter la situation, avait été pris d'un raptus qui l’avait conduit à se saisir d’un couteau et à la tuer. Nous savons, que l’accès de folie meurtrière n'existe pas scientifiquement. Or, en l’absence de témoin, Ie juge avait reconstruit la scène dans son imagination à partir de ses idées reçues contre la femme, ce qui explique que dans la première partie de la sentence, la faute lui était imputée.
Quels sont les préjugés les plus fréquents dans les jugements que vous avez analysés ?
Un préjugé très répandu concerne le type de victime : si elle est « irréprochable », comme dans le cas de Giulia Cecchettin, les juges et les journalistes sont alors plus enclins à la reconnaître comme telle. Si, en revanche, il s'agit de femmes adultes, émancipées, libres, bravant les codes, un certain jugement moral prévaut. On sera plus sévère à l'égard d'une prostituée, d'une personne transgenre ou homosexuelle. L’autre attitude préconçue, qui consiste à romantiser la situation, est très dangereuse car si l'on croit que le meurtrier aimait beaucoup sa victime et qu'il était donc jaloux, si l'on dit qu'il l'a tuée au moment où elle l'avait quitté, alors on confond l'amour avec la possession, la passion avec l'abus de pouvoir, la jalousie avec la violence. Évoquer l’accès de folie est également très fréquent, bien qu’heureusement de plus en plus rare, du moins selon le dernier rapport de notre Observatoire indépendant sur les médias. Les résultats de la recherche de 2024, « Quei bravi ragazzi » (Ces bons gars), montrent, en effet, que dans les 3 671 articles de 25 quotidiens nationaux analysés, le terme n'apparaît que dans 3 % des cas.
Mais attention, ce chiffre remonte à 34 % lorsque les victimes de féminicides sont âgées ou dépendantes de leur conjoint. Nous avons étudié le cas d'une femme que la presse a décrite comme étant dépressive : après 30 ans de mariage, son mari aurait décidé de la tuer « pour la libérer de son mal ». Une autre femme, handicapée, qui ne pouvait plus depuis longtemps se laver ni se déplacer seule, a été tuée par son mari, dont le meurtre est décrit pratiquement comme un geste de bienveillance.
En étudiant les différents types de suicides, le sociologue Émile Durkheim a défini comme « altruistes », ceux des personnes qui s’ôtent la vie parce qu’elles se considèrent comme un fardeau pour leur famille et la société. Nous avons retrouvé la même grille interprétative dans les féminicides de femmes âgées adoptée par des hommes qui, au lieu de les aider davantage, leur ont donné la mort. Que se passerait-il si le contraire se produisait : si une femme tuait son mari dépressif, malade ou non autonome ? La représentation sociale que l’on en ferait serait certainement très différente.
Comment inverser la tendance ?
Au cours des vingt dernières années, le modèle espagnol a largement démontré que l'éducation à l'affectivité dans les écoles et les formations destinées aux juges, aux avocats et aux agents de police sont essentielles pour endiguer le phénomène, tout comme la création de tribunaux spécialisés dans la violence sexiste. Nous proposons également des formations destinées aux professionnels de l'information, aux avocats, aux magistrats et aux forces de l'ordre dans le but de former des professionnels conscients, mais il reste encore beaucoup à faire.
