En Italie, la violence de genre est désormais un phénomène endémique et la situation est d’une gravité telle que le Conseil de l’Europe a récemment condamné le pays, estimant la réponse des autorités aux plaintes des victimes de violence domestique « inefficace et tardive ». Malgré l’introduction ponctuelle de lois et l’adhésion du pays à des protocoles internationaux et à diverses directives, ce terrible fléau démontre l’influence, dans notre société, de réflexes patriarcaux enracinés de longue date.
Les données collectées par le ministère de l’Intérieur sont troublantes. Du 1e janvier au 22 octobre 2023, sur un total de 268 homicides, 96 ont eu pour victime des femmes : 77 d’entre elles ont été tuées au sein de la famille ou dans leur milieu proche, dont 49 par leur compagnon ou ex-compagnon.
La communauté internationale condamne fermement le phénomène, qu’elle définit comme l’une des violations des droits humains les plus répandues au monde et comme la conséquence de rapports de force inégaux entre les sexes – rapports qui depuis des siècles relèguent les femmes dans une condition de subordination à l’égard des hommes. La convention d’Istanbul, ratifiée par les États membres du Conseil de l’Europe le 7 avril 2011 oblige par conséquent tous les pays signataires, dont l’Italie, à adopter des mesures précises de prévention et de lutte contre les violence faites aux femmes. Le texte précise en outre, à l’article 17, à quel point la culture revêt une importance décisive dans la lutte contre la violence de genre, en rappelant au secteur de l’information ses responsabilités propres. Le langage et les modalités que les médias utilisent pour raconter ces événements dramatiques, jouent en effet un rôle fondamental dans le processus de déconstruction des stéréotypes culturels qui les alimentent et les légitiment.
Bien que le journalisme en Italie soit réglementé par un ordre professionnel spécifique, dont la déontologie impose de respecter la « vérité substantielle des faits » et d’éviter les descriptions morbides et les détails superflus ou sensationnalistes, les quotidiens, les radios et les télévisions du pays n’hésitent pas à propager un récit délétère et déformé des violences de genre, faisant du droit d’informer un véritable abus.
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C’est pour lutter contre cette dangereuse tendance qu’a été inauguré à Rome le 26 octobre dernier l’Observatoire indépendant des médias contre la violence du langage envers les femmes, STEP. Recherche et Information, fruit de la collaboration entre le Département de psychologie du développement et des processus de socialisation de l’Université de Rome La Sapienza, le Département d’économie, ingénierie, société et entreprise de l’Université de la Tuscia, GiULia Journalistes (Giornaliste Unite Libere Autonome, Journalistes unies libres autonomes) et les Commissions pour l’égalité des chances de la Fédération nationale de la presse italienne (FNSI), l’Ordre des journalistes et l’Union syndicale des journalistes de la Rai.
« L’Observatoire a trois objectifs principaux, a expliqué Flaminia Saccà, professeure de sociologie des phénomènes politiques et coordinatrice du projet. D’abord, réaliser un suivi quotidien du récit journalistique des violences de genre dans les principaux titres nationaux et locaux ; ensuite, créer un espace public de discussion pour déconstruire les représentations stéréotypées des violences de genre ; enfin, organiser des activités de formation sur la manière correcte de raconter ces violences, à destination des professionnel.le.s du monde de l’information, des étudiant.e.s des universités et des élèves du secondaire ». Le projet s’inscrit dans le prolongement de « Step Stéréotype et préjugé. Pour un changement culturel dans la représentation du genre dans le système judiciaire, chez les forces de l’ordre, dans les médias » (1), un projet de recherche universitaire dans lequel ont été analysés 16 715 articles publiés dans des quotidiens nationaux et 250 sentences de 2017 à 2019.
« Cette étude, explique l’enseignante, avait déjà mis en évidence combien la représentation sociale de la violence, tant dans la presse que dans les médias, et jusqu’aux salles d’audience des tribunaux, se caractérise par la présence structurelle de préjugés et de stéréotypes récurrents, qui aboutissent à un récit qui rend la femme trois fois victime : des violences subies, de la représentation coupable que donne d’elle la presse et bien souvent le système judiciaire, d’une justice trop souvent réduite à l’impuissance par ce récit déformé. »
Et ce d’autant que l’ « himpathy », ou himpathie, est extrêmement répandue. Le terme a été forgé en 2018 par la philosophe Kate Manne pour définir le flux d’empathie qui est retiré aux femmes victimes de violences pour le déplacer et le diriger vers les hommes maltraitants. La responsabilité des médias dans le renforcement de ce mécanisme est énorme. En témoigne leur tendance à ne rendre compte que de la perspective masculine dans les nombreux passages « entre guillemets », qui excluent complètement le point de vue des femmes et contribuent à amoindrir la réprobation que des délits aussi graves devraient susciter dans la société.
Les femmes tuées sont en effet décrites presque exclusivement à travers les déclarations de leur agresseur, qui les discréditent la plupart du temps, voire les culpabilisent, en justifiant ce qui s’est passé par une conduite inappropriée de leur part (la prise d’alcool ou de drogue, par exemple), par une tenue particulièrement provoquante ou par une attitude exaspérante. « Ça prive la victime de toute empathie possible, parce que, d’une manière ou d’une autre, elle l’a bien cherché, et ça renforce le stéréotype selon lequel, lui, il faut le comprendre et donc, dans une certaine mesure, l’absoudre », explique Flaminia Saccà.
Parmi les mauvaises pratiques du récit journalistique, la sociologue inclut également la tendance des médias à décrire l’agresseur comme un sujet déviant ou pathologique, trop amoureux ou jaloux, ou encore en proie à un coup de folie inattendu. « La violence, précise-t-elle, ne doit jamais être idéalisée, et il ne faut pas donner de détails qui ne concernent pas les faits ni employer d’expressions qui évoquent la fatalité. »
Il est très fréquent, en effet, que les titres des journaux évoquent des hommes simples, doux, mûrs, dont le passage à l’acte aurait été déclenché par une provocation qui les aurait frustrés ou désorientés, et qui leur aurait fait perdre le contrôle. Dans un cas qui avait défrayé la chronique, l’assassin avait ainsi été qualifié de « gentil géant » ; dans un autre, la mère du criminel avait indiqué, comme pour le justifier, qu’il « était traité comme un chien » ; dans un autre encore, un féminicide atroce devenait l’épilogue d’ « une dispute conjugale ».
Flaminia Saccà a également pris le soin de préciser que : « Représenter la violence comme la dynamique typique d’un rapport de couple litigieux, ou comme la conséquence ultime d’un rapport conflictuel équivaut à rendre les deux partenaires responsables et à normaliser les comportements dont lesquels les femmes sont victimes, en les réduisant à une simple dispute ou masquant une fois de plus la responsabilité de l’auteur des violences. Pourtant, la violence est toujours une décision de l’homme qui l’accomplit et il ne faut jamais l’imputer à des choix ou des comportemetns de la femme qui la subit. »
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« Un pays miné par la violation continue et incessante des droits humains ne peut pas se considérer comme civilisé », a estimé Mara Pedrabissi, présidente de la Commission pour l’égalité des chances de la FNSI, qui a conclu son intervention en projetant l’image parlante d’une rose « sentinelle » dans une vigne. « Il s’agit d’une plante très précieuse car elle réagit à l’attaque des parasites ou des maladies bien avant que la vigne ne soit infectée, a-t-elle expliqué. La condition féminine est comme ces roses : elle nous signale le niveau de bien-être d’une communauté ».
Traduction de l’italien : « Step Stereotipo e pregiudizio. Per un cambiamento culturale nella rappresentazione di genere in ambito giudiziario, nelle forze dell’ordine, nel racconto dei media ».