Les illustrations de Sofia sont granuleuses, palpables et immersives : elles donnent à voir le monde tel qu’elle l’éprouve. Dans le corps poreux, elle illustre un corps habité, en émoi : traversé par l’eau, saisi par le frisson d’une mémoire. Montré de l’intérieur, au plus près du grain de peau, le corps devient un lieu à ressentir, un espace vécu : C’est aussi une interface avec le monde extérieur. Son apparence importe peu : il n’est pas objectifié.
Sofia parle d’intériorité féminine tout en explorant l’éventail des émotions vécues par les femmes... Dans son film L’Ombre des papillons, il est question de ruminations et de la quête d’un espoir volatile, au fil d’une promenade douce-amère en forêt. Ainsi, capture-t-elle ces soubresauts à travers une aquarelle vibrante, faite de clair-obscur. Sofia aborde aussi le thème de la lignée familiale des femmes dans Ayam, où on s’immisce dans une conversation entre Sarah, sa mère et sa grand-mère, autour d’un thé qui crépite. Elle réussit à capturer la transmission qui se fait, de mère en fille, en tissant un parallèle avec la calligraphie arabe.
Les courts-métrages de Sofia El Khyari ont été primés et projetés dans plus de 150 festivals dans le monde, dont le Festival International du Film de Toronto TIFF ou encore le festival international du film d’animation d’Annecy.
Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif. Quel est le point de départ de vos projets ?
Mon processus créatif commence toujours par une intuition qui me pousse à explorer une question, un thème ou une émotion. C’est souvent une idée qui s’impose à moi, sans que je puisse tout de suite en définir les contours. Ensuite, j’entre dans une phase de recherche approfondie : je lis, j’écris, je collecte des images et je dessine abondamment autour du sujet. C’est un moment d’exploration où je me laisse porter par l’inconscient. Petit à petit, un fil conducteur se dégage et je commence à épurer, à filtrer, pour n’en retenir que l’essence. Le film se construit et prend forme au fil de ce processus, comme des pièces de puzzle qui formeraient progressivement un tout.
Quel est le fil commun entre vos différentes créations ? Y-a-t-il des thèmes de prédilection ou une technique particulière, qui façonnent vos courts-métrages ?
En tant que créatrice, j’avance souvent de manière instinctive, sans chercher à établir consciemment des liens entre mes films. Cela dit, avec le recul, certains éléments reviennent naturellement dans mon travail.
Il y a une approche narrative inspirée du conte, du symbolisme, une touche d'éco-féminisme, et puis cette question obsédante du corps et d'une image "tactile". Et bien sûr les thèmes de la mémoire, du rêve et le surréalisme... Le surréalisme qui s’exprime autant dans mes images que dans ma façon même de concevoir mes films.
En terme de technique, je dois dire que j'aime expérimenter avec la matière. Ainsi, j'ai réalisé des courts-métrages en stop motion, sable animé, peinture animée... J'aime bien l'idée de créer un univers propre à chacune des histoires que je veux raconter.
Dans vos films, les personnages sont tous féminins. Est-ce un choix ?
C’est quelque chose d'assez instinctif pour moi, je suis une femme et mon rapport au monde passe par cette expérience. Il me semble donc évident d’adopter un point de vue féminin, car c’est le mien. Et ça tombe bien, puisque longtemps dans l’histoire du cinéma, les récits ont été centrés sur des personnages masculins. Le fait, aujourd'hui, de donner la place centrale aux femmes dans mes films devient presque un acte de rééquilibrage.
Pensez-vous qu’il existe un art spécifiquement féminin ? Par exemple, aujourd’hui, on parle beaucoup de « Female gaze » au cinéma…
Je pense qu’il y a effectivement une manière d’être au monde qui est différente en fonction de notre genre et de notre corps, tout simplement parce que la société nous perçoit différemment. Pendant longtemps, dans le cinéma (ou ce qui nous est resté du cinéma, car les femmes réalisatrices existaient), la femme a été avant tout un objet avant d'être un sujet. Le fait de réaliser des films à travers une perception "féminine" permet d'appréhender cette question : comment devient-on sujet en gardant en mémoire d'avoir été objet ? Il y a presque une sorte d'auto-contemplation, d'autoreprésentation, de conscience de la part d'une femme d'être le regard mais aussi d'être regardée. Et donc c'est pour ça que les sujets d'introspection liés au corps m'intéressent, en repensant l'écriture féminine comme une écriture à même la peau.
Vous considérez-vous féministe ? Et plus généralement quel apport entretenez-vous avec le féminisme ?
En effet, je le suis. J'ai lu mes premiers écrits féministes environ vers la vingtaine, et ça a été une révélation. C'est un mot qui fait parfois encore peur, mais pour moi, être féministe relève des fondements mêmes de l'humanisme. Nous luttons simplement pour une plus grande équité entre les genres, pour moins de violence et davantage de droits envers les minorités discriminées. Il y a bien sûr plusieurs courants féministes aujourd'hui, qui sont propres aussi à chaque culture et société. Si une lectrice curieuse passait par ici, je lui conseillerais de lire Fatema Mernissi.