Une rencontre-dédicace animée par Wafa Dahman, chercheuse, journaliste et fondatrice de Radio Salam, s’est tenue au consulat de Tunisie à Lyon courant avril, autour du livre Mémoires tissées, qui évoque le patrimoine immatériel transmis par les grands-mères. N’ayant plus le poids de l’éducation à gérer, elles ont pu confier avec générosité leurs histoires de vie. Elles représentent une force de résilience pour les générations suivantes.
Les textes sont assortis des jolies illustrations de Laetitia Gillard et portés par le graphisme haut en couleurs de Thi Hanh Phan. Dans une première partie, le livre met en lumière les récits de vingt femmes migrantes, retransmis par leurs descendant.e.s, âgé.e.s de 16 à 70 ans. À travers ces récits intergénérationnels, il est rappelé combien nos origines façonnent ce que nous sommes. Dans une seconde partie, le livre offre des “regards académiques” grâce aux plumes des sociologues Pascal Blanchard et Léla Bencharif.
C’est l’une des rares initiatives de ce genre, les grands-mères étant souvent les grandes oubliées de la mémoire collective. Pourtant, comme le souligne Nader Bousrih, consul de Tunisie à Lyon, « dans un monde où tout s'accélère sans cesse, les aîné.e.s peuvent offrir un ancrage, ce patrimoine stable dont on ne doute pas ».
Le projet de Nathalie Bondetti est né d’une histoire personnelle : « ma grand-mère Elvira, venue de Sardaigne à 14 ans, a été une figure fondatrice de ma vie », confie l’autrice. « J’ai eu envie de rassembler d’autres récits, pour qu’ils ne se perdent pas ». Les trajectoires évoquées dans le livre couvrent une large période, des années 1920 à nos jours, et révèlent la diversité des parcours migratoires féminins.
Ce livre rappelle que l’histoire de la France s’est aussi écrite dans les cuisines, les regards, les silences de ces femmes « venues d’ailleurs », devenues les piliers « d’ici ».
Chantal, par exemple, retrace la vie de sa grand-mère Marie, née en 1912 à Chypre dans une famille arménienne. Polyglotte, déplacée par les conflits, elle arrive à Marseille à la fin des années 1920, affronte le racisme, travaille dans les filatures de soie, et tisse avec sa petite-fille un lien unique, nourri de gestes, de langues, de magie et de recettes.
Mais les transmissions ne s’arrêtent pas aux histoires d’avant-guerre ; aujourd’hui encore, ces grands-mères façonnent des trajectoires bien ancrées dans le présent. Chiraz, lycéenne franco-tunisienne, exprime son attachement singulier à sa grand-mère. Cette dernière a rejoint son mari dans les années 1980, sans savoir lire ni écrire le français, qu’elle n’a jamais vraiment appris. Du coup, Chiraz, dès sa plus tendre enfance, a appris sa langue d’origine qui représentait, tout comme sa grand-mère, un refuge dans lequel elle fuyait les douleurs du quotidien : leur oasis commune.
Des transmettrices d’héritages profonds
Loin d’être un simple hommage, Mémoires tissées interroge aussi la place de la mémoire migratoire dans la société française contemporaine. « On nie aujourd’hui l’impact positif de l’immigration, alors qu’un tiers de la population française en est issue », souligne Nathalie Bondetti. À l’heure où les discours politiques sur l’immigration se durcissent, Mémoires tissées apparaît comme une réponse douce mais puissante.
Ce livre rappelle que l’histoire de la France s’est aussi écrite dans les cuisines, les regards, les silences de ces femmes « venues d’ailleurs », devenues les piliers « d’ici ». Ces grands-mères, parfois sans s’en rendre compte, ont transmis des héritages profonds : une langue, une mémoire, un rapport au monde.
Ce livre leur rend justice et nous interroge, nous aussi, sur ce que nous faisons de ces traces. Dans la belle salle au décor 19è siècle du consulat, le public était très diversifié : beaucoup de femmes de tous âges, mais aussi des couples mixtes, et un psychanalyste qui reçoit beaucoup de patient.es issu.es de l’immigration. « Je me demande souvent ce qu’on transmet... quand on n’arrive pas à transmettre », a-t-il fait remarquer, lors du débat qui a suivi la présentation. En effet, beaucoup de silences et des secrets de famille traversent l’Histoire, celle « avec une grande hache », et les innombrables histoires personnelles.
Ici la réponse est toute trouvée : des racines, une langue, des recettes, une histoire tissée d’amour et de paroles.