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N ous nous souvenons certainement de l'époque où, enfants, nous jouions avec les rouges à lèvres de nos mères et nous endormions le visage barbouillé d’improbables pommades durant les soirées pyjama avec nos amies. Mais ce qui arrive depuis peu à des milliers de préadolescentes aux États-Unis et en Europe est très différent et bien plus inquiétant. Depuis quelques années, des hordes de jeunes filles en proie à une frénésie d'achat vandalisent les grands magasins et saccagent les rayons contenant crèmes antirides, sérums à l'acide hyaluronique, fluides pour le contour des yeux, masques au collagène, gommages et autres remèdes pour les soins de la peau. Il s'agit de fillettes et de pré-adolecentes âgées de 8 à 13 ans qui abusent des produits de beauté parce qu'elles sont obsédées par les rides. On les appelle les « Sephora Kids », un terme rendu viral par TikTok et inspiré de l'une des chaînes qui a été prise d'assaut par les pré-ados. Après leur passage, les magasins sont dans un tel état que certains de ces commerces envisagent de leur en interdire l’accès.
De leur côté, de nombreuses entreprises du secteur, flairant la possibilité de gagner des millions, ont déjà commencé à commercialiser des lignes créées spécifiquement pour cette nouvelle niche de marché, jusqu'à présent inexplorée. Leurs emballagesmettent en avant des couleurs pastel, des graphismes accrocheurs avec des décorations florales ; il existe également des séries limitées consacrées aux stars des programmes télévisés les plus appréciés par la génération alpha (2011-2025). Selon les données de Statista, leur chiffre d'affaires est en constante augmentation et dépassera les 9 millions d'euros en Italie d'ici 2024, tandis que le nombre d'utilisatrices pourrait même atteindre 8,9 millions d'ici 2029.
L'alarme des dermatologues
Mais ces produits agressifs risquent de causer des dégâts importants sur les peaux plus délicates : irritations, allergies et eczémas sont, en effet, si fréquents que les hashtags #DermatitisAtopica ou #CheratosiPilare ont déjà dépassé les 40 millions de vues sur TikTok.
« Lorsqu'un produit cosmétique est conçu et produit, il est testé sur des adultes volontaires, explique Elisabetta Casale, cosmétologue et professeur d'université, experte en marketing cosmétique. Les conservateurs et les allergènes peuvent ne pas convenir ou mettre en danger la peau d'un enfant. L'absorption cutanée est très différente à cet âge que pour une peau plus mûre. Dans le PIF (la notice d'information sur le produit, qui contient toutes les informations sur un cosmétique, ndlr), le degré de toxicité d'un produit est calculé sur la base de la masse corporelle. Ainsi, un produit sans danger pour une adulte de 60 kg peut ne pas l'être pour une fillette de 25 kg. Celle-ci peut être sujette à une irritation, une sensibilisation endommageant la barrière cutanée, ou encore une dépigmentation ou une pigmentation involontaire. Bref, ce jeu, qui semble inoffensif, ne l'est sans doute pas tant que cela, pour la peau et le cerveau des très jeunes, étant donné que si on le pratique tous les jours, ce soin de la peau peut également créer une dépendance psychologique. »
La responsabilité des adultes et le rôle des réseaux sociaux
Les jeunes filles achètent souvent elles-mêmes ces produits, dans les magasins ou sur Internet. Mais parfois, ce sont les parents eux-mêmes, et en particulier les mères, qui deviennent complices de leur boulimie cosmétique. Dans de nombreux cas, on trouve même sur les réseaux sociaux des pages où mères et filles partagent leur passion pour les crèmes de beauté.
Comme le souligne Federica D'Incà, responsable contenus et réseaux sociaux pour cosmétiques chez Playmode « Parmi les profils TikTok les plus révélateurs de cette tendance, il faut citer @garzacrew : Andrea+Koti+Heaven (du nom de la mère et de de ses jumelles.) Avec presque 5 millions de followers, elles créent des vidéos de soins quotidiens GRW (“ Get Ready With Me “, littéralement “ se préparer avec moi “, c'est-à-dire des tutoriels pour se maquiller, se coiffer ou s'habiller, NDLR). » Un autre cas frappant est celui de l'actrice et mannequin américaine Kim Kardashian : sur le profil TikTok, ouvert avec sa fille de 10 ans, elle a diffusé une vidéo dans laquelle la fillette expose sa propre routine de beauté devant 19 millions d'utilisateurs.
Dans les faits, les réseaux sociaux ont une grande responsabilité par rapport à la prolifération de ce phénomène, également connu sous le nom de “ cosmétorexie “. « En plus de créer des produits spécifiques pour les jeunes filles, explique Jessica De Fino, auteure de la lettre d'information sur les coulisses de l'industrie de la beauté The Unpublishable, les grandes marques misent sur le marketing des réseaux sociaux pour que de plus en plus de préadolescentes deviennent, ou rêvent de devenir, des “ skinfluencers “. D’ailleurs des milliers d'entre elles passent des après-midis entiers à poster des vidéos sur Instagram ou TikTok où elles apprennent à leurs camarades quels produits choisir et comment les appliquer. »
Certains géants de l'industrie, comme Dove, Shiseido et The Ordinary, ont lancé des campagnes de sensibilisation contre cette « angoisse de l'âge » de plus en plus répandue afin de dissuader les plus jeunes d'utiliser des cosmétiques anti-âges, les invitant à rester naturelles. La première chaîne de pharmacies suédoise, Hjärtat, a interdit la vente de crèmes pour peaux matures aux moins de 15 ans, et de nombreuses voix s'élèvent pour demander qu'il soit clairement indiqué sur l'emballage de certains produits que leur utilisation n'est permise qu'à partir de 20 ans.
Il ne fait aucun doute que ces petites (futures) femmes souffrent bien plus que les adultes de la très forte pression d'une société obsédée par le mythe de la beauté et de la jeunesse éternelle, étant constamment bombardées par des modèles de beauté féminine inaccessibles sur les réseaux sociaux et à la télévision. En les obligeant, dès leur plus jeune âge, à ne pas vieillir, à ne pas grossir et à normaliser à tout prix les parties de leur corps qui ne reflètent pas la perfection imposée par les diktats de la mode et de la beauté, ces messages augmentent leur sentiment d’insécurité et leur anxiété de performance, créant sans cesse de nouveaux besoins et l'envie irrépressible de les satisfaire.