Le choix d’adopter ou non un langage plus démocratiquement et « gender fair » déchaîne depuis un certain temps un débat passionné en Italie, qui soulève des questions bien plus complexes qu’une simple diatribe grammaticale. L’héritage ancien de discriminations qui continue aujourd’hui encore à conditionner puissamment la vie de bien des concitoyennes et des personnes non binaires est en effet créé, façonné et renforcé par les mots que nous choisissons au quotidien pour communiquer.
Lors du dernier Concert du Premier mai, l’événement musical annuel organisé à Rome par les principaux syndicats du pays, la présentatrice, Ambra Angiolini, a prononcé un discours sur l’égalité des sexes qui a beaucoup fait parler. « Je vous propose de faire un échange, a-t-elle déclaré devant un parterre d’environ 300 000 personnes. Reprenez les voyelles à la fin des mots, mais rendez-nous 20% de salaire ».
La suite de ce vibrant monologue dénonçait les conditions de travail des femmes dans un pays qui se situe à la 63e place sur 146 pour l’écart de salaire entre hommes et femmes, où 30% des mères cessent de travailler après avoir eu leur premier enfant et où, à compétences égales, les hommes gagnent en moyenne un cinquième de plus que leurs collègues femmes.
La référence à la langue faite par Angiolini s’inscrit dans le cadre du vif débat en cours en Italie sur la nécessité ou non de tenir compte des différences de genre dans la communication orale et écrite, y compris dans le domaine institutionnel.
Beaucoup la considèrent comme un caprice de « féministes fanatiques » qui luttent pour des questions complètement marginales, comme justement « les voyelles à la fin des mots », alors qu’il s’agit en fait d’une question bien plus complexe, dont les implications vont au-delà de la syntaxe. Bien sûr, respecter la concordance entre le genre et la désinence permet d’éviter les erreurs et les imprécisions dans la forme et dans le contenu. Mais violer cette norme, c’est aussi démanteler un héritage ancien de discriminations qui conditionne encore notre imaginaire sur les rôles sociaux et culturels des femmes et des hommes – héritage véhiculé précisément par les mots que nous utilisons pour les décrire. En effet, le fait de communiquer clairement et efficacement n’est pas seulement le reflet d’une pensée claire et bien structurée : c’est aussi un moyen essentiel pour combattre les stéréotypes culturels mysogines et sexistes qui pénalisent, aujourd’hui encore, la vie de millions de personnes.
C’est ce qu’avait indiqué avec clarté la linguiste et militante féministe Alma Sabatini dans Il sessismo nella lingua italiana (Le sexisme dans la langue italienne), une précieuse synthèse publiée en 1987 à la demande de la présidence du Conseil des ministres et du Comité national pour la parité et pour l’égalité des chances entre hommes et femmes. Sabatini y examinait pour la première fois la représentation des femmes dans la presse et les offres d’emploi en démontrant comment, dans la majorité des cas, cette dernière venait renforcer les discriminations dans un espace linguistique saturé par le genre masculin, généralement utilisé pour sa prétendue valeur neutre et universelle. Le prestige et l’autorité étaient à l’époque des caractéristiques associées aux hommes alors que les images liées aux femmes renvoyaient au travail du care, à l’esthétique, à la mode et à une sensualité subordonnée au désir masculin. Sabatini démontrait également que les femmes qui se trouvaient dans des positions de pouvoir étaient généralement appelées par leur nom propre, par le titre générique de « madame » ou par des substantifs déclinés au masculin, histoire de rappeler que certains rôles et certains métiers étaient réservés aux hommes, situés au sommet de la hiérarchie sociale et culturelle.
« Reprenez les voyelles à la fin des mots, mais rendez-nous 20 % de salaire. » - Ambra Angiolini
Bien qu’aujourd’hui les présences féminines dans le monde du travail soient sans aucune doute plus nombreuses et plus valorisées que par le passé, elles restent toutefois pénalisées et marginalisées par l’usage profondément discriminatoire du langage qui est adopté à leur égard.
« Le masculin et le féminin ont une structure complètement symétrique, c’est-à-dire que l’un et l’autre n’expriment pas, du point de vue grammatical, une quelconque hiérarchie eu égard au prestige de la personne ou de l’objet dont on parle », explique Giuliana Giusti, linguiste à l’université Ca’ Foscari de Venise. « Si les désinences et les flexions ne respectent pas le genre de la personne dont on parle, cela produit une déconnexion, en plus de faire une erreur de grammaire. Lorsque nous produisons cette déconnexion entre la description de la personne et son genre, nous l’excluons de la communauté des locuteurs. Pour désamorcer l’asymétrie que la culture et la société ont consruit autour du genre au fil des ans, il suffit de suivre la grammaire et d’utiliser le féminin quand on se réfère aux femmes et le masculin quand on se réfère aux hommes. »
Pour Graziella Triulla, professeure de sociolinguistique à l’Université de Catane, en Sicile, lorsque nous utilisons la désinence masculine en la faisant passer pour neutre, nous affirmons implicitement que la femme qui occupe tel ou tel poste est seulement de passage. Et ce n’est pas la langue italienne qui discrime, précise-t-elle, mais la structure patriarcale qui façonne et conditionne notre manière de communique en renforçant constamment les rapports de pouvoir, les préjugés et les discriminations liées au genre.
« En tant que sociologue, je soutiens que ce qui est à l’origine des différences dans le langage, ce ne sont pas des motivations linguistiques, mais sociales, précise-t-elle. La supériorité du masculin dans la structure de la langue correspond à une supériorité du masculin dans une société qui est fondée sur des axes bien spécifiques, comme par exemple la dichotomie ancienne entre le public et le privé, et la supériorité qui en résulte du premier sur le second, et qui impose une hiérarchie bien précise. Dans notre société, en effet, les professions liées au public priment sur le privé du point de vue de leur centralité, de leur prestige, du pouvoir de décision, de la rémunération, et elles sont considérées par la société comme plus influentes : c’est pour cette raison qu’elles sont déclinées au masculin. »
Beaucoup de gens soutiennent par exemple qu’en italien, le mot « ingénieure » [ingegnera en italien, alors que le terme masculin est ingegnere, n.d.t.] « sonne mal », alors que sa sonorité est la même que celle du mot « infirmière » [infermiera] qui est au contraire, extrêmement répandu. D’autres affirment que dire ministra [ministre au féminin] est cacophonique, mais ils n’ont aucun problème pour prononcer le mot maestra [maîtresse]. « Le travail d’une infirmière est considéré comme moins important que celui d’une ingénieure, bien qu’il ne le soit pas. Une ministre qui décide de beaucoup plus de choses est représentée comme occupant une fonction bien plus prestigieuse qu’une maîtresse. C’est la seule raison pour laquelle on a du mal à introduire ces termes dans l’usage commun », conclut l’enseignante.
« C’est nous qui changeons l’espace linguistique, en utilisant les mots de manière créative pour structurer les relations, raconter le monde, parler de nos sentiments et affirmer notre identité. » - Manuela Manera
La chercheuse en études italiennes et gender studies Manuela Manera écrit dans La lingua che cambia. Rappresentare le identità di genere, creare gli immaginari, aprire lo spazio linguistico (Eris, 2021) - La langue qui change. Représenter les identités de genre, créer les imaginaires, ouvrir l’espace linguistique -, écrit : « Dans cet espace, la subjectivité masculine domine sur les autres et garantit stabilité et autorité, la subjectivité féminine est admise en position ancillaire et subordonnée, les subjectivités non binaires, trans, queer sont exclues. Les droits n’existent pas, il n’y a que des privilèges, auxquels les subjectivités non masculines ne peuvent prétendre qu’en échange de leur soumission, de sacrifices et de renoncements. L’espace linguistique se modèle en fonction des relations et des interactions mises en acte par celles et ceux qui vivent cet espace, l’occupent, le traversent […] C’est nous qui changeons l’espace linguistique, en utilisant les mots de manière créative pour structurer les relations, raconter le monde, parler de nos sentiments et affirmer notre identité […] Si je veux un monde où l’on reconnaît à chaque personne, indépendamment de son genre, la même dignité dans la société, alors je dois structurer mon discours de manière à mettre en œuvre ce droit dans mes actes linguistiques, en ayant conscience que les mots ont des retombées dans la réalité, qu’ils construisent des relations, alimentent des imaginaires. »
Les innovations proposées dans le domaine de la grammaire pourraient en effet améliorer cet état de faits : l’une des questions les plus débattues actuellement concerne les désinences alternatives à celles du masculin étendu, ou “généralisé”, pour indiquer des groupes mixtes.
La sociolinguiste et enseignante à l’université Vera Gheno propose d’utiliser le schwa, “-ə”, un symbole de l’alphabet phonétique international dont la prononciation consiste en un son vocalique neutre présent dans de nombreux dialectes du centre et du sud de l’Italie. D’après l’autrice, substituer le schwa aux désinences du masculin pluriel en « -i », en disant ou en écrivant, par exemple, “tuttə” au lieu de “tutti” [tous en italien], permettrait d’inclure au propos les femmes et les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité de genre.
Outre le schwa, qui est apparu récemment dans les claviers de certains appareils mobiles, d’autres symboles graphiques sont utilisés, comme l’astérisque (« tutt* »), la lettre « -u » (« tuttu ») ou le chiffre 3 (« tutt3 »).
Certaines féministes critiquent âprement ces solutions, au motif que l’élimination des deux genres reviendrait, selon elles, à continuer d’exclure les femmes du discours, justement exactement comme avant.
Bien d’autres, féministes ou non, considèrent en revanche que ces expérimentations ne portent en aucun cas atteinte aux droits des femmes et que, bien plus, elles sont fondamentales pour inclure dans le discours les personnes qui ne se reconnaissent ni dans le genre féminin, ni dans le genre masculin.
« Le fait même de parler de “langage inclusif” renvoie à un discours de pouvoir, commente Graziella Priulla. La personne qui en inclut un autre peut aussi l’exclure, et cela implique un déséquilibre hiérarchique. Je préfère parler de langage démocratique, respectueux, adéquat.»
Le débat a déjà gagné l’Accademia della Crusca, point de repère fondamental dans l’horizon normatif de la langue italienne, plutôt conservatrice par rapport aux possibles innovations proposées jusqu’à présent. Entre-temps, l’italien continue à se transformer, constamment sollicité par les transformations sociales, culturelles et technologiques en cours, dans une tentative pas toujours simple de s’adapter aux besoins d’une communauté de locuteurs toujours plus vaste, complexe et variée.