À l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne, l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) rattaché au CNRS en France et la Cinémathèque de Tunis ont organisé les 28 et 29 juin un cycle de projections-débats sur les « Féminismes ». Ce cycle fait partie d’une série de projections ayant pour grand titre : « Regarder l’Algérie aujourd’hui. Des films et des recherches», qui aborderont, par la suite et dès la rentrée prochaine, des thèmes comme « Quotidiens », « guerres », « Luttes » et « Exils ». Y dialoguent productions cinématographiques et regards scientifique sur le passé et le présent d’un pays ayant connu tous les tourments et qui vit actuellement des transformations de fond.
Si la coordinatrice de « Regarder l’Algérie… », la chercheure à l’IRMC, Layla Baamara, a choisi comme première entrée dans cette série « les féminismes » c’est parce que ce thème a suscité de nombreux documentaires et films de fiction ces dernières années en Algérie, ainsi que des recherches académiques de qualité. Cette thématique croise aussi un sujet d’actualité dans le monde à la faveur de la libération de la parole féminine suite au mouvement Me To et aux campagnes locales et internationales de lutte contre les violences faites aux femmes.
Deux documentaires-portraits forts de leurs personnages
Pendant les deux jours de la manifestation consacrée à l’Algérie et à ses féminismes, cinq films, « Safia, une histoire de femme », « 10 949 femmes », « Kindil el bahr », « Felfel Lahmar » et « Qardoun », ont été projetés. Des films suivis de discussions avec des modératrices et trois des réalisatrices venues à Tunis. Par ailleurs, deux débats croisant regards de chercheuses et points de vue de cinéastes ont été organisés à la fin de chacune des deux demi-journées de ce premier volet de : « Regarder l’Algérie aujourd’hui ».
Projetés le 28 juin, « Safia, une histoire de femme » de Habiba Djahnine et « 10 949 femmes » de Nassima Guessoum sont deux documentaires qui arborent la forme du portrait-témoignage. Leur force découle essentiellement de personnalités à la fois intenses, résilientes et attachantes. Deux femmes ayant vécu pourtant leur jeunesse sous des époques différentes et au sein de milieux sociaux et politiques dissemblables.
« Safia, une histoire de femme », sorti en 2011, raconte le parcours d’une victime de violences conjugales et d’injustice devant les tribunaux. Safia va mener une bataille de longue haleine jusqu’à ce que les magistrats de son pays lui rendent justice et forcent le mari, un homme sans scrupules, à payer une pension à la mère de ses quatre enfants et à lui céder la maison, où Safia a investi toutes ses économies. Le personnage était censé témoigner à visage découvert face à la caméra, mais sous la pression familiale, seule la voix, décidée et émouvante de Safia va incarner l’élément principal de son identité. La réalisatrice respecte son choix et fait de cette contrainte une force. Ainsi le récit est illustré par la douceur des mouvements des rideaux aux couleurs chatoyantes de cette maison où les jeux et les dessins d’enfants ramènent une joie de vivre, qui contrebalance la douleur des mots et du vécu de la mère. Si son image reste floue, son discours, lui, est clair.
« Je ne veux surtout pas que mes enfants soient atteints », insiste Safia, qui à la fin du documentaire sort du huis-clos et de la pénombre de sa maison pour affronter la rue accompagnée de ses enfants en tenue de fête. De dos, dans son jilbab (robe large des femmes voilée), elle sort dans la lumière de l’espace public… la tête haute.
Nassima, une passionaria de la guerre d’Algérie
Selon les statistiques officielles de l’État algérien, 10 949 femmes ont combattu pendant la guerre d’indépendance en Algérie. La réalisatrice franco-algérienne Nassima Guessoum a suivi pendant cinq ans une de ces héroïnes souvent oubliées pour en faire son premier film. Née en 1928, elle s’appelle Nassima Hablal. Elle est âgée d’une trentaine d’années lorsque secrétaire au gouvernement général, elle milite clandestinement au sein du Parti du Peuple Algérien (PPA) et s’engage au Front de Libération Nationale (FLN) en 1954. Elle mène alors une action discrète et distribue des tracts imprimés chez elle. Le 21 février 1957, Nassima Hablal est arrêtée.
« Je voulais libérer mon pays du joug colonialiste », « J’étais une révolutionnaire avant tout ». Ainsi parlait Nassima Hablal de son combat, qui lui a valu cinq années d’emprisonnement en France pour atteinte à la sûreté de l’Etat et plus de 40 jours de torture par les paras du général Jacques Massu.
Drôle, pleine d’esprit, coquette malgré son âge avancé, Nassima Hablal raconte « sa » guerre de libération avec nostalgie et le présent de l’Algérie avec désenchantement. Elle n’évoquera les exactions qu’elle a subies qu’après la mort subite de son fils Youssef, en 2011, alors que Nassima Guessoum poursuivait la réalisation de son documentaire sur cette passionaria de la révolution algérienne.
« En interrogeant l’Algérie du passé, je comprends l’Algérie du présent, restaurant une partie de mon identité. Ce film donne à voir cette transmission de la première à la troisième génération de femmes post guerre de libération »
Le récit de Nassima Hablal, libre et tranchant, vient en contre point du roman national et de sa dimension propagandiste.
« C’est une figure transgressive et féministe. En filigrane, elle semble dans une position critique du patriarcat », explique Nassima Guessoum au public de la Cinémathèque tunisienne.
Pour la réalisatrice cette « moujahida » (militante) a joué un rôle de grand-mère. Celle qui transmet une histoire.
« En interrogeant l’Algérie du passé, je comprends l’Algérie du présent, restaurant une partie de mon identité. Ce film donne à voir cette transmission de la première à la troisième génération de femmes post guerre de libération », ajoute la réalisatrice qui a grandi en France, ignorant une bonne partie d’une histoire qui ne finit pas de se raconter.
Une marche silencieuse vers plus de droits et de libertés
Safia, Nassima et en filigrane toutes les autres Algériennes, dont la vie quotidienne, le travail et la participation à la vie publique semblent en contradiction avec un Code de la famille, conservateur, confus, écrit pour et par les hommes. C’est quelque part contre ce Code de « l’ infamie », comme l’ont baptisé beaucoup d’Algériennes, que ces réalisatrices ont voulu monter leurs documentaires.
Pour Khadija Boussaid, sociologue de l’urbain à l’Université d’Alger, l’une des intervenantes du débat de la seconde journée de la manifestation, la « négociation » marque chaque pas des femmes franchi hors de chez elles : « Loin des clichés qui les cantonnent à l’espace domestique, leur usage de la ville est complexe : un équilibre permanent entre la nécessité de rendre des comptes à un ordre patriarcal très marqué et une liberté de plus en plus affirmée. Les femmes sont présentes et évoluent dans la ville au quotidien selon des règles tacites et souvent invisibles. »
Khadija Boussaid explique que l’anonymat des grandes villes permet l’expression des diverses identités de femmes : « Dans une quête permanente de liberté, nombre d’entre elles mettent en place des stratégies d’évitement et des mécanismes d’appropriation de l’espace qui, tout en se conformant aux attentes de la société, permettent de les subvertir. Palier par palier, du foyer au centre-ville, adaptant leur identité aux normes mouvantes des lieux où elles évoluent, elles accèdent ainsi à la ville, tantôt sans remettre en question les codes de la société et tantôt en les bousculant.»
Une révolution silencieuse est en cours actuellement en Algérie. Le potentiel de résistance des femmes et leur marche vers plus de droits et de libertés montrés par les films projetés la semaine passée à la cinémathèque de Tunis l’atteste bien.