En ce beau mois de mai, sur la promenade de la Croisette à Cannes, tout le monde s’est réjoui que le festival de cinéma ait retrouvé l’éclat perdu pendant la période Covid. Mais dans ces espaces chargés de fantasmes que sont les plateaux de cinéma, le mouvement Me Too a-t-il fait avancer le féminisme, dans les comportements et dans les films ? Oui, l’obstination paye, la cape d’invisibilité qui entourait les soucis et les sujets liés aux femmes est en train de se dissoudre. Le Festival de Cannes a, pour la quatrième fois de son histoire, récompensé un film réalisé par une femme : « Anatomie d'une chute » de Justine Triet, qui explore l'impact des stéréotypes et des préjugés à l'égard des femmes, est décidément un film féministe.
Reste qu’il y a encore du chemin à parcourir...
En observant à Cannes en 2023 le nombre de projections programmées qui parlent du désir, des ambitions et des actions assumées par des figures féminines, on a envie de crier : les lignes ont bougé, victoire ! Dans les films comme dans les séries, les rapports de couple femme-homme ne sont plus envisagés sous le seul angle du désir masculin. Cinéastes et actrices sont indépendantes et affichent clairement leurs ambitions. Elles sont souvent, plus que jamais, des héroïnes à part entière.
Cinéastes et actrices sont indépendantes et affichent clairement leurs ambitions. Elles sont souvent, plus que jamais, des héroïnes à part entière.
A l’écran, dans le couple qu’elle forme avec Johnny Depp, c’est Maïwen qui a les plus beaux rôles. Le film qui a ouvert le festival, « Madame du Barry », reconstitue le destin extraordinaire de l’amante du roi Louis XV. Maïwenn, réalisatrice et actrice franco-algérienne, est devant et derrière la caméra. Quant à Johnny Depp, son mari à l’écran, le nom de la star a fait couler beaucoup d’encre. Clap de fin pour la légende dorée de l’acteur ? Pas vraiment. Suite aux scènes de ménage (bien réelles) déballées et portées devant les tribunaux, qui l’opposaient à Amber Heard, son ex-épouse, tous deux ont été reconnus coupables de diffamation l’un envers l’autre : match nul ? Pas vraiment. Chacun-chacune ayant exigé de l’autre des sommes mirifiques de dédommagement, Johnny Depp remporte la meilleure part du gâteau : seulement deux petits millions de dollars pour Amber Head, et dix pour lui ! Les juges se sont-ils laissés influencer par les demi-vérités et les fausses allégations répandues sur les réseaux sociaux, en particulier par les masculinistes américains qui se sont livrés à une véritable campagne de délégitimation à son encontre, avec tout le sadisme et la hargne qu’on leur connaît (1).
Quand Cannes déroule le tapis rouge, plus d’un acteur masculin ou d’un metteur en scène s’emmêle les pieds, ou chute carrément de son piédestal. Suite au scandale lié à Weinstein, l’ex-puissant producteur et prédateur avéré, le mouvement Me Too a jeté une lumière crue sur de nombreuses affaires de viol et de harcèlement. Du temps (pas si lointain) où beaucoup d’actrices devaient se soumettre à l’injonction : « sois belle et tais-toi », peu de personnes parmi le public huppé de la Croisette n’avaient semblé le remarquer. Impossible aujourd’hui, alors que le festival en est à sa 76ème édition, et que onze femmes seulement ont exercé la fonction de présidente du Jury.
Le tunnel des 50 ans et plus
On mettra aussi un bémol sur l’âge des actrices. Une association française met l’accent, non sans humour, sur le fait que la montée des femmes au firmament artistique est inversement proportionnelle à leur âge. Dans la commission intitulée « Actrices et Acteurs de France -Tunnel de la Comédienne de 50 ans », Blandine Métayer, actrice et autrice, dénonce depuis plusieurs années l’invisibilité des actrices à partir de cet âge.
Mais quand les femmes revendiquent leurs droits à être autre chose qu’un objet de désir, on voit arriver à l’écran des sujets explosifs mis en scène et joués par des artistes femmes. Parmi les plus traités, celui des hommes toxiques et des rapports d'emprise au sein du couple sont au top du palmarès. Déjà en 2021, une banderole déployée par l’équipe du documentaire « Riposte féminine » nous apprenait le nombre de féminicides commis cette année-là en France. Sur cette longue banderole, sur les marches du Palais des festivals, était inscrite les noms de 129 femmes tuées par leurs maris ou compagnons. Et en 2022, trois films témoignaient avec force de la représentation des violences et des crimes sexistes.
Héroïne sans falbala
En 2023, une nouvelle marche est franchie, notamment grâce à la talentueuse actrice Virginie Elfira, présente dans la compétition aux oscars à travers deux films. Tous deux ont été réalisées par des cinéastes femmes. Virginie Elfira aime incarner des figures d’héroïne des temps modernes, sans falbala ni tenue de wonder women... elle joue de figures féminines plurielles, contradictoires, dans leur épanouissement ou dans leur bizarrerie. Comme chacune peut l’être dans la vie tout court.
Ainsi, dans « L’amour des forêts », elle incarne le personnage de Blanche, une jeune mariée qui subit peu à peu l'emprise de Greg (Melvil Poupaud). « On va jusqu'au bout de cette mécanique (de l’emprise). Mais ce qui était très important pour moi, c'était de ne pas prendre le spectateur en otage » a déclaré la réalisatrice, Valérie Donzelli sur Slate.fr (2). La réalisatrice a évacué tout suspense pervers, ce qui n’empêche pas un récit haletant et bien construit. Dans « Rien à perdre » de Delphine Deloget, elle joue le rôle d’un mère célibataire, Sylvie, qui se voit retirer la garde de son fils Sofiane après un accident. Commence alors sa lutte pour récupérer son fils et éviter de perdre pied.
Autre fait marquant le festival de Cannes 2023, la lettre rendue publique d’Adèle Haenel : un adieu définitif au monde du cinéma qui souligne la persistance de violences sexuelles et sexistes dans ce milieu. Une sortie abrupte pour cette actrice qui a déclaré : « j’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma (...) je vous annule de mon monde ». Adèle Haenel veut désormais se consacrer au théâtre. Ce serait mieux de ce côté-là ? Certains se sont moqué d’elle, en attendant sa dénonciation a été relayée par 123 personnalités dans une tribune parue dans Libération (3). D’autres, enfin comparent son attitude à celle de Delphine Seyrig qui dénonçait déjà le machisme du cinéma dans les années 70, presque 50 ans avant Metoo. Aujourd’hui, on ne peut que regretter de perdre une actrice talentueuse.
Bienveillance et profondeur ne sont pas antinomiques
A sa façon, Monia Chokri n’y est pas allée de main morte non plus. Cette actrice-réalisatrice d’origine québeco-tunisienne a fait la lecture d’un texte qu’elle venait d’écrire pour dénoncer les comportements inappropriés de certains cinéastes. Comportements jusque-là excusés pour cause de génie artistique : « être quelqu’un de bon, de bienveillant, à l’écoute (...), ces qualités n’empêchent en rien de créer du sublime. Au contraire (...). Aucune œuvre ne justifie que l’on brise les gens ». Elle se dit fière de ces tournages où règnent la bonne humeur et l’esprit de famille. Le film qu’elle présentait à Cannes, « Simple comme Sylvain » est une comédie décrite comme étant à la fois légère et profonde, pour mettre en scène et en images la passion de deux êtres que tout oppose, à commencer par le milieu social et culturel.
Enfin, autre motif de réjouissance, pour la première fois en 50 ans au festival de Cannes, un film tunisien, « Les filles d’Olfa » de Kaouther Ben Ania sera présenté dans la grande compétition pour la Palme d’Or ! Et dans le sillage de Monia Chokri et Kaouther Ben Ania, toute une génération de réalisatrices originaires du Maghreb et du Machrek s’empare de la caméra en faisant preuve d’inventivité et en bousculant l’ordre moral et politique. D’ailleurs, un autre festival, à la Rochelle (France) leur rendra hommage début juillet : avec Moufida Tlatti, Leyla Bouzid, Erige Sehiri, Sonia Ben Slama, une nouvelle génération a poussé sur le sol des printemps arabes...