L’un des premiers livres, Tutto il pane del mondo (Tout le pain du monde) de Fabiola De Clercq, racontait crûment l'anorexie et la boulimie avec lesquelles elle avait vécu pendant plus de vingt ans à partir de son adolescence, brisant ainsi l'omertà qui dissimule les troubles alimentaires dans les familles. Quelques vingt ans plus tard, sortait Obsédée de perfection de Marion Woodman, ouvrage dans lequel l’autrice décrivait les symptômes du mal-être incarné par un idéal féminin de perfection distordu.
Les gymnastes qui dénoncent publiquement le climat d'humiliation et de harcèlement qu'elles ont subi à cause de ces centimètres (et non kilos) jugés trop importants par leurs entraîneurs (des femmes pour la plupart) ont toutes traversé la douloureuse épreuve d'un trouble de l'alimentation. Les récits de nombreuses danseuses classiques dénoncent un calvaire analogue. Ainsi, à moins d'être génétiquement dotée d'un corps svelte, d'une ossature légère et d'un métabolisme ultra efficient (triple combinaison rarissime), en règle générale l’athlète de gymnastique artistique comme la danseuse classique doivent maintenir impérativement le même poids dans un corps sensé ne pas changer d'un iota, précisément à l’âge où le physique connait des changements importants et vitaux.
Lorsque nous regardons ces jeunes corps gracieux qui virevoltent, défiant les lois de la gravité, qui semblent s’appliquer à tout le monde sauf à elles, nous sommes face à un mécanisme de contrôle extra-ordinaire et pervers de la nature même du corps, qui tôt ou tard présentera l’addition. Et cette dernière est salée : blocage des règles, troubles du comportement alimentaire, altération du cycle veille-sommeil, inconfort psychologique, difficultés dans les relations sociales et sexuelles, et j'en passe. Toute cette souffrance se cache derrière la scène, les projecteurs sur les prix, la participation aux concours et aux représentations dans des contextes internationaux.
Pour ouvrir un débat public sur le type de modèles promu dans ces milieux, il convient de regarder la récente série télévisée en six épisodes Corpo libero, basée sur le roman éponyme d'Ilaria Bernardini, et disponible sur Paramount+. Il y est question de compétition, peur de l'échec, pression physique et mentale de la discipline sportive ainsi que de prétention à la perfection physique des très jeunes filles, accablées par un défi impossible à gagner, car celui-ci ne concerne pas leurs adversaires mais leur propre corps. Cette expérience résonne dans la phrase de Carla, la star de l'équipe : “Nous avons 15 ans, quatre ans de plus et nous sommes finies.”
Dans son ouvrage I am emotion, un livre que mères et filles devraient lire côte à côte, la militante, dramaturge et écrivaine Eve Ensler note : "Les filles comprennent tout. C'est leur façon particulière d'être au monde. Elles savent tout de l'amour, elles savent consoler ceux qui en ont besoin, elles ont une forte intelligence émotionnelle et affective, elles savent même comment assortir les couleurs, pas par coquetterie juste par un sens inné du goût. Souvent, cependant, ceux qui les regardent, ceux qui vivent avec elles, ne savent rien, ou presque, de leur vie. Les parents, la société, la religion veulent les étiqueter, les manipuler, les empêcher de s'exprimer librement. Ils exigent qu'elles soient belles, parfaites, minces, obéissantes, saintes".
La lecture des récits qui émergent des plaintes des gymnastes me fait penser à un autre livre récent au titre très significatif The Curse of the Good Girl, de l'universitaire Rachel Simmons, qui s'attache depuis des années à pointer les mécanismes de contrôle du corps des adolescentes dans toutes les sphères sociales. Ainsi écrit-elle : "Jolie, polie, modeste, désintéressée. Malgré des années de batailles et de proclamations pour l'émancipation féminine, le mythe de la bonne fille ne montre aucun signe de faiblesse. Au contraire, il survit et prolifère, souvent alimentée par l'éducation familiale, la scolarité et les attentes sociales en général. Être une bonne fille, cependant, est un effort épuisant. Les limites d'une identité imposée par les conventions sociales sont trop étroites. Trop de pression. Tôt ou tard, les bonnes filles finissent par croire qu’elles ne sont pas assez bonnes, l'estime de soi s'effondre et l'épanouissement personnel devient une utopie."
Pour faire du sport ou de la danse, peut-être même pour obtenir d'excellents résultats, faut-il accepter le harcèlement ou arrêter le cours naturel du développement de son corps ? C'est l'une des questions que le monde adulte devrait se poser, et vite.