Réussir à dire quelque chose d’original sur la Méditerranée semble aujourd’hui presque impossible. La thématique, surtout ces dernières années, a attiré l’attention des experts, des chercheurs, des artistes, des activistes et des intellectuels du monde entier.

L’artiste et cartographe française Sabine Réthoré semble toutefois y être parvenue avec la carte du Mare Nostrum qu’elle a réalisée et qui trouble notre perception de l’espace en rassemblant tous les pays bercés par ses eaux en un seul et unique territoire dépourvu de frontières.
« Je voudrais préciser qu’il s’agit d’une carte, parce que je suis cartographe, mais en tant qu’artiste j’ai subverti le sujet sur lequel je travaillais en en créant une image totalement neuve, explique-t-elle. En effet, j’ai décidé de représenter la Méditerranée telle que moi je la vois : comme un lieu de mouvement autour d’une grande superficie bleue. Je n’ai pas dessiné les frontières qui nous séparent, mais les mille et une routes qui relient graphiquement tous les peuples de la région autour d’un espace commun et partagé. »
Originaire de Sète, en Occitanie, deuxième port français en Méditerranée après Marseille, Sabine réalise depuis de nombreuses années des mappemondes de grandes dimensions, des cartes sur commande pour collectionneurs et pour amateurs, des panneaux d’orientation et des plans urbains. Son projet Méditerranée sans frontières naît en 2011, après qu’elle a constaté qu’il n’y avait plus de cartes de la région disponibles dans le commerce en France, parce que le ministère des Affaires étrangères entendait ne pas interférer dans les décisions politiques des autres États. « Je me suis alors demandé comment les gens pouvaient comprendre l’essence d’un territoire et s’en faire une idée sans l’aide d’une carte géographique, raconte-t-elle. J’ai ressenti la nécessité de produire un document qui puisse en offrir une image plus artistique que scientifique. Je voulais dessiner une carte qui s’émancipe des marqueurs de la cartographie classique et qui invite à redécouvrir la Méditerranée en partant de zéro, en proposant une vision différente de l’état actuel des choses. »

L’œuvre qu’elle a exposée à Catane est restée dans la cour du Palais de la Culture pendant toute la durée du festival en tant qu’installation permanente. Elle a été observée, discutée, traversée et vécue activement par tous les participants, y compris les enfants.
Quand elle était petite, Sabine passait beaucoup de temps à regarder une vieille mappemonde qui appartenait au départ à son père. C’est de ces longues explorations solitaires qu’est née sa grande passion pour la cartographie. « Elle était en piteux état, un peu jaunie et très bruyante : un hochet parfait pour jouer ! se souvient-elle. C’était l’une de ces mappemondes bon marché, produites en série, dont l’axe terrestre était incliné de manière à ce que nos yeux parcourent une superficie qui avait pour orientation le nord en haut et le sud en bas. »
La nouvelle carte réalisée par ses soins, en revanche, suit la direction est-ouest pour accompagner le mouvement du soleil et encourager une nouvelle interprétation de l’espace et des distances, avec de nouvelles trajectoires et des découvertes insolites. « Je voulais dépasser la vision verticale, qui situe certains pays en haut et d’autres plus bas, et explorer la dimension horizontale, plus juste et plus équitable selon moi. L’esprit est ainsi incité à trouver sa propre orientation, en imaginant de nouveaux horizons de sens. »
En travaillant à ce projet, Sabine a dû faire face à un problème linguistique majeur lié à la nécessité d’indiquer des pays et des villes que chacun prononce différemment.

« J’ai trouvé un Atlas qui indiquait leurs noms internationaux sans exprimer de vision politique particulière, et cela m’a permis de conférer au document une neutralité totale. » La Méditerranée elle-même, au fil des siècles, a reçu les appellations les plus disparates : mer blanche, mer bleue, mer verte, mer du milieu (mare di mezzo en italien, n.d.t.). L’artiste a choisi quant à elle d’utiliser la mention latine de « Mare Nostrum » parce qu’elle lui semblait être la plus partagée et la plus impartiale.
Ce vaste espace liquide entouré par les terres, carrefour plurimillénaire de peuples et de civilisations, est aujourd’hui traversé par des courants locaux et transnationaux extrêmement complexes, que les frontières actuelles ne reflètent en rien et qu’elles ne réussissent plus à contenir. C’est ce qu’explique très bien Moni Ovadia, qui est intervenu dans le débat Un destin commun.
« Je suis né à Plovdiv, Filipoupoli en grec, en Bulgarie, dans une famille de juifs sépharades. Mes grands-parents paternels étaient turcs, mes grands-parents maternels serbes , raconte l’artiste. Chez moi, on parlait plusieurs langues, dont le judéo-espagnol, mon père parlait un excellent turc et ma mère un français parfait. Pour moi, ça a été tout naturel de comprendre que je n’avais pas une identité unique, mais des identités multiples. Je suis citoyen italien, je me sens citoyen méditerranéen, je parle français, espagnol, grec, bulgare, ce qui me permet de comprendre le croate et le slovène, et je comprends assez bien le portugais. Pourquoi donc devrais-je séparer ces identités sur la base de frontières tracées sur une carte géographique ? »
Fuyant des territoires lacérés par d’insolubles conflits, des milliers de personnes tentent aujourd’hui désespérément de reconstruire leur vie ailleurs, et subissent des traitements inhumains et des violences de toutes sortes à cause de politiques sécuritaires de plus en plus rigides, surtout dans les pays transfrontaliers. « Winston Churchill a tracé les frontières du Moyen-Orient avec un cigare sur la base des intérêts de l’Empire britannique. Mais que représentent-elles, ces lignes ? demande Ovadia. Je considère pour ma part le nationalisme comme le fléau le plus épouvantable de l’histoire de l’humanité et comme la plus grande forme de stupidité qui soit jamais apparue sur terre. Il y a une seule espèce humaine et je devrais décider de ma relation à l’autre sur la base d’une frontière tracée par terre ? Je ne peux pas accepter ça. Nous avons toujours eu besoin de construire des ponts, pas des murs, et la vocation du pont est toujours l’autre rive, l’altérité. Un homme de la Méditerranée ne choisit pas où il nait, mais il doit pouvoir décider de où il vivra et où il mourra. »