L'envers de l’été (1) aurait pu s’intituler tout aussi bien « l’envers du décor ». Le décor, c’est cette grande maison qui jouxte la Méditerranée où se retrouvent chaque été les membres d’une famille que la vie et les choix ont éloignés. La toponymie est vague, l’onomastique ne permet pas davantage de situer le village de Tephles avec précision sur la carte. Entre les pages, la géographie et les imaginaires se télescopent. Il faut donc se laisser guider par l’autrice dans cet espace-temps annoncé en exergue : « De nos jours, quelque part au bord de la Méditerranée ».

Récits
Gaïa, la grand-mère, est le pilier de cette demeure, c’est elle qui dirige, au fil des ans, la kermesse des retrouvailles, des éclats de rires aux éclats de voix, des rites joyeux à la lourdeur des silences. C’est encore auprès d’elles que se côtoient les deux cousines, Camelia et May, l’une grandie au pays, l’autre à Paris. L’été gomment leurs différences, le jardin est leur complice, les récits de Gaïa sont aussi une sève dont elles sauront se nourrir pour produire les leurs. Ainsi s’emboîtent dans le roman les narrations de Camelia et de May : « Elle avait marqué des générations par un don. Gaïa savait raconter les histoires. Chacune de ses phrases s’étirait lentement, soutenue par l’intelligence de son regard. Elle maîtrisait l’art des symboles, maniait la parole, désamorçait les tensions. Jamais ses récits n’étaient choisis par hasard. Ils émergeaient d’un contexte, renvoyaient chacun à sa situation, incarnaient toutes les parties d’un conflit ».
Gaïa, la grand-mère, est le pilier de cette demeure, c’est elle qui dirige, au fil des ans, la kermesse des retrouvailles, des éclats de rires aux éclats de voix, des rites joyeux à la lourdeur des silences.
Plus tard, la relation entre les deux cousines se compliquent, des rivalités affleurent, drainant dans leur sillage les non-dits de leur famille, la complexité de l’adolescence, celle des corps et des identités en transition. En attendant, elles sont happées par la plage : « Puis il y avait la drague incessante, les éclats d’eau salée dans les yeux, les corps en offrande, l’odeur de la mer et le goût du sel qui rongeait les lèvres. Chaque été la plage accueillait un mélange de villageois, d’enfants de la ville voisine et de famille immigrées venues d’autres pays. Sur toute son étendue, la plage devenait une valse de corps qui se scrutent et se découvrent. Des bandes de filles et de garçons s’y déplaçaient en horde. »
Enfanter
Pour ce premier roman, aux accents camusiens, Hajar Azell pointe l’indicible. La mer charrie dans ses eaux un infanticide qui brouille comme un mauvais rêve l’été de Tephles, ce nom de village qui signifie « enfant » en arabe. La Méditerranée se fait alors le grand témoin d’une histoire tragique. « Elle s’était figée d’un coup. C’était un corps avec de tout petits membres, comme ceux d’un nourrisson. Elle aurait pu le jurer, elle avait frôlé un corps dans l’eau. »
Il faut attendre la fin de la seconde partie pour connaître la vérité sur cet infanticide : « Son enfant avait fini dans la mer. Elle l’avait pris entre ses mains et l’avait déposé dans les vagues. Elle pleurait cette minuscule forme anonyme, elle pleurait ses petits membres fragiles et bleus. Bleu comme la mort. Bleus comme la mer. Bleus comme son existence. »
Françoise Dolto a écrit : « L'enfant a toujours l’intuition de son histoire. Si la vérité lui est dite, cette vérité le construit. Ou encore : En naissant, un enfant transforme deux adultes en parents. On peut dire ainsi que c'est l'enfant qui fait les parents ». Mais qu’advient-il des créatures à qui l’on ment ? Qu’advient-il des parents qui ne reconnaissent pas leur enfant ? L’envers de l’été racontent ces parentalités meurtries, ces enfances trahies emmurés dans le silence dont les femmes sont les gardiennes.

Retour
Mais, tout bascule à la mort de Gaïa, la mémoire familiale se retourne alors comme un gant. Elle recèle dans ses plis les âpres secrets d’une lignée de femmes cabossée sur plusieurs générations. Gaïa, Rita, Camelia, Nina n’ont-elles pas renoncé d’une certaine manière à leurs désirs ? Tout semble coincé par les rouages d’un patriarcat omniprésent, sans qu’il soit directement nommé.
C’est à May que reviendra la tâche ardue de démêler les nœuds, en revenant, après la mort de sa grand-mère, sur les lieux sacrés de l’enfance. Mais cette fois, l’été est bien fini, May est une jeune adulte en souffrance qui ressent la nécessité de retourner dans la maison familiale avant qu’elle ne soit vendue, pendant plusieurs mois en dehors de l’été. La jeune fille dont le prénom porte en soi le sème de l’opposition (May/mais) va au gré de ce voyage initiatique s’opposer à l’ordre établi, rebrousser le chemin des saisons et de l’histoire familiale, en débusquer les secrets inavouables.
Exil
Autres meurtrissures, celles de l’exil. A Tephles, il y a ceux qui partent, ceux qui passent, et ceux qui restent. Ces derniers ne cracheraient pas sur la grisaille parisienne si la mobilité leur était concédée. Mais ils sont sommés de rester à domicile. Là où la lumière éblouit, où la Méditerranée s’étire en un bleu infini, l’horizon est bouché. Dépitée par le refus de son stage en France, Camilla explose, elle en veut à sa cousine : « Le fantasme continuait d’habiter son regard. Il l’aveuglait. Elle avait ce bonheur d’être là que je ne savais pas recréer. » De même, elle en veut à sa grand-mère : « Gaia m’avait fait fantasmer notre village. Elle enjolivait les choses. Elle me racontait des histoires et je les écrivais telles quelles. A part le soleil et la mer, il n’y avait rien ici. Rien qui vaille la peine. J’avais envie de le lui dire. S’ils ouvrent les frontières, s’ils créent des routes, crois-moi qu’ils partiront tous. »
Dans le regard de May, la ville lumière ne brille pas beaucoup, elle est grise, rébarbative, se laisse traverser par des milliers de vies toutes isolées les unes des autres dans la flaque urbaine du grand anonymat.

Comment May va-t-elle s’y prendre pour faire cohabiter Tephles avec Paris où son père (le fils de Gaïa) est venu s’installer encore jeune homme et où elle a grandi ? Dans le regard de May, la ville lumière ne brille pas beaucoup, elle est grise, rébarbative, se laisse traverser par des milliers de vies toutes isolées les unes des autres dans la flaque urbaine du grand anonymat. Le thème de l’exil se déploie entre deux pôles que tout oppose dans l’imaginaire de la jeune femme : le lieu idéalisé de l’enfance - la blancheur lumineuse de la maison familiale plongée dans son jardin voluptueux-, et, de l’autre côté de la Méditerranée, le glauque de la capitale européenne : « Bientôt, May fut dans le RER sur les vitres duquel des paysages morts se succédaient. La ville avait tout envahi. Depuis très longtemps. Le ciment froid et irrégulier se déposait entre des champs étendus sous un couvercle gris. Un ciel pris d’une cataracte vitreuse. Un ciel enserré d’arbres aux griffes hivernales. »
Écrire
Lorsqu’elle se réfère aux écrivains qui ont compté pour elle, Hajar Azell évoque Albert Camus, Alessandro Baricco, Kamel Daoud...En la lisant ce sont plutôt les noms de deux grandes écrivaines qui me viennent à l’esprit : Assia Dejebar et Marguerite Duras. Toutes deux ont si bien raconter ses intimités de femmes, leurs relations aux lieux et aux autres, leurs corps, leurs folies, leurs errances mélancoliques.
Dans le premier récit d’Assia Djebar, La soif, (2) qui se déroule en bord de Méditerranée, la quête est de savoir ce qui fait la vie des femmes, leurs élans et leurs empêchements, leurs envies d’enfanter ou de vivre en dehors de la maternité. C’était au moment de la guerre de libération une belle arrogance littéraire que de placer les femmes et leurs dialogues intérieurs au cœur de son premier roman.
Le personnage de Nina, la tante énigmatique de May et Camelia -dont on ne dévoilera pas ici l’histoire-, semble quant à elle sortir tout droit du panthéon des héroïnes durassiennes. Nina qui dit, dans la prémonition de sa dérive : « L’été est la mer des pauvres (…). En été, on mange aux arbres, on dort au soleil, les habits sèchent tous seuls, les articulations vont mieux.
Bienvenue à Hajar Azell dans le sillage de ces deux écrivaines…
Notes
Hajar Azell, L’envers de l’été, éd. Gallimard, collection blanche, Paris, 2021
Assia Djebar, La soif, éd. barzakh, Alger, 2017, pour la publication en Algérie