Écrit par Marianne Roux
C'est après des études en linguistique et en islamologie à l’Université de Bologne que Simona Gabrieli pose ses valises en France. S’en suit alors la découverte de la bande dessinée en tant que medium pour traiter de sujets historiques, sociaux ou politiques, notamment des Cahiers d’Orient de Jacques Ferrandez. Depuis lors, cette passionnée de langue arabe et de BD n’a de cesse de vouloir faire connaître au public francophone la richesse de la production artistique issue d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à travers sa maison d’édition associative basée à Marseille, Alifbata (Alif Ba Ta sont les trois premières lettres de l'alphabet arabe).
Simona, pouvez-vous revenir sur votre parcours et nous raconter comment est né votre intérêt pour la BD arabe ?
Lors de mon mémoire de recherche de maîtrise en 2004, je me suis intéressée à l’image de l’islam en France sous différents prismes. Puis, rapidement, la question de la langue est apparue à mes yeux comme fondamentale et j’ai voulu creuser la place de l’arabe en tant que langue allogène dans l’Hexagone, plus particulièrement celle de l’arabe maghrébin. Dans mes recherches je suis tombée sur plusieurs albums de bande dessinée et de romans graphiques et je me suis rendue compte qu’ils représentaient de formidables outils pour amener des connaissances, tout en demeurant simples et accessibles.
Comment êtes-vous arrivée à Marseille ?
Je suis venue pour effectuer un stage au sein du service régional de documentation pédagogique où je travaillais sur la pédagogie interculturelle à travers des projets destinés aux enseignants. Et comme l’on pouvait s’y attendre je suis tombée amoureuse de la ville que je n’ai plus quittée depuis 15 ans ! Marseille possède également un terrain associatif riche où j’ai pu lancer mes premiers projets avec des établissements scolaires pilotes autour du conte et de la calligraphie, avec toujours en fil conducteur la valorisation de la langue arabe qui constitue la langue maternelle de beaucoup de Marseillaises et de Marseillais.
Quelle est la genèse d’Alifbata ?
J’ai co-fondé l’association en 2012, notre moteur était alors la transmission interculturelle. Puis notre premier projet de BD est arrivé en 2015 avec Laban et confiture de la dessinatrice libanaise Lena Merhej. A l’époque, j’ai bénéficié d’une bourse pour traduire l’ouvrage en français et j’avais l’intention de le proposer à des éditeurs. Mais rapidement, je me suis dit pourquoi ne pas le publier nous-mêmes ? Et c’est ainsi qu’Alifbata est devenu un projet éditorial qui compte désormais 10 publications.
Quelles sont aujourd’hui vos lignes conductrices ?
Alifbata mêle plusieurs envies : celle de traduire de l’arabe et d’enrichir le flot de productions qui reste très faible et celle de donner accès à des questions pointues (sociales, historiques…) grâce au genre littéraire qu’est la BD, et qui a précisément cette capacité. Alors que la littérature d’expression française ou anglaise issue du monde arabe cible en priorité le marché international, lorsqu’on traduit de l’arabe on accède à un récit qui n’est pas conçu pour des Occidentaux, ce qui permet l’ouverture sur une autre perspective.
Qu’observez-vous sur l’évolution de la BD ces dernières années dans le monde arabe ?
Il y a un foisonnement concernant la production de la bande dessinée depuis les printemps arabes. Toutefois, il faut mentionner que le pionnier en la matière, le collectif libanais Samandal, est né en 2007. Dans les autres pays, toutes les grandes capitales ont désormais leur collectif qui publient des fanzines proposant des récits graphiques à petits prix comme TokTok au Caire. Pour eux, le principal défi est de se constituer un lectorat adulte car si la BD existe depuis longtemps dans cette région, elle est avant tout perçue comme un genre destiné aux enfants et n’a pas encore de légitimité. En parallèle, il n’y a pas réellement d’éditeurs qui veuillent se lancer dans la publication de BD car le marché est très risqué en raison des coûts élevés et du peu de lecteurs, donc c’est un cercle vicieux.
Dans ce contexte, comment les bédéistes se font connaître ?
Au Moyen-Orient, certains travaillent sur l’illustration de livres pour enfants, sinon la plupart collaborent avec des sociétés de communication et de graphisme. La chose positive est que grâce aux réseaux sociaux, notamment Instagram, leur production voyage sur le net et se diffuse dans le monde entier, ce que l’objet livre ne permet pas à cause de la barrière de la langue, du prix et de la difficulté de la distribution à l’étranger. Internet déjoue les frontières mais aussi la censure, ce qui est une grande liberté. Il a permis de connecter les autrices et les auteurs entre eux et générer une grande solidarité ainsi qu’un partage d’expériences entre pairs.
Comment les autorités des pays sud-méditerranéens se positionnent-elles par rapport à la BD ?
Je ne connais pas les législations en détails et les contextes varient énormément entre les pays, avec une grosse part d’arbitraire. Au Liban par exemple, il n’y a pas de censure préalable de la part des autorités mais tout le monde peut porter plainte s’il estime que le contenu porte atteinte aux bonnes mœurs ou à la religion par exemple. C’est ce qu’il s’est passé avec Samandal qui a affronté un procès pour des dessins jugés blasphématoires. Leur réponse fut de dédier un numéro à la sexualité et c’est Alifabata qui l’a publié depuis Marseille pour ensuite le diffuser dans le pays en l’amenant dans des valises. Dans mes échanges avec les auteurs j’ai souvent entendu dire que les autorités ne faisaient pas vraiment attention à la BD car dès qu’elles voient des dessins, elles s’imaginent automatiquement qu’il s’agit de contenus pour enfants donc elles ne le prennent pas au sérieux. La BD reste undergound dans la région, c’est encore une niche.
D’après vous, quelles sont différences notables entre la production du Maghreb et du Proche-Orient ?
En Égypte, il y a une tradition ancienne du dessin de presse et de dessins pour enfants et donc un héritage graphique et visuel tandis qu’au Liban il y a une forte culture du livre. Beyrouth reste la capitale historique de l’édition et possède un marché plus structuré. Au Maghreb c’est différent, on a une influence plus forte de la télévision, en particulier de la culture manga. Cela se ressent dans les productions des jeunes illustrateurs algériens et marocains qui se lancent dans la bande dessinée. D’ailleurs, l’une des rares maisons d’édition BD qui produit constamment (en français et en arabe) et qui marche bien est Z-Link qui fait du manga algérien. Comme dans beaucoup de pays, il y a un réel engouement des jeunes pour la culture manga. Du point de vue de l’enseignement, car cela compte dans l’émergence des talents et la professionnalisation des carrières, on peut mentionner qu’au Liban l’Académie des Beaux-Arts de Beyrouth forme les bédéistes et qu’au Maroc l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan propose également une filière dédiée.
Parmi cette production, y a-t-il des thématiques qui s’imposent ?
Je suis beaucoup plus familière du contexte libanais, qui demeure à ce jour le plus important en termes de volume. Chez la première génération d’auteurs au Liban c’est clairement la présence de la guerre civile qui domine avec le questionnement identitaire. La vision de la société y est très politique et le lien à Beyrouth, à la mémoire de cette ville détruite, est permanent. Parmi la nouvelle génération, on se distancie de la guerre qui est abordée via les personnages des parents et les histoires sont surtout personnelles et autobiographiques. Par son histoire, la BD marocaine se présente elle comme un sujet politique. Le premier ouvrage de bande dessinée sorti en 2000 était On affame bien les rats de Abdelaziz Mouride qui décrivait les conditions de détention des prisonniers politiques. Ce qui est intéressant est que la BD a libéré la parole, elle est devenue le lieu pour parler de ce que l’on veut et en dialecte.
Justement, quelle est la place de la langue arabe – ou plutôt des langues arabes – dans tout ça ?
Pour moi, il s’agit de l’élément fondamental car la BD fait le lien avec l’oralité. Toutefois, c’est à double tranchant car cela limite la production à un public national. Ce paramètre nous questionne donc sur la légitimité à parler d’une « bande dessinée arabe » là où il n’y a pas de véritable langue commune, ce questionnement émane d’ailleurs des illustrateurs et illustratrices eux-mêmes. Avec les albums en arabe maghrébin se pose en effet la question de la traduction en arabe standard qui permettrait une exportation dans toute la région. Seulement les surcoûts occasionnés et l’absence d’assurance d’un lectorat compliquent énormément les choses. À mon sens, la condition pour faire en sorte que la BD existe au niveau transnational arabe est de trouver des coéditeurs dans les autres pays.
Comment décririez-vous la place des femmes dans la BD du monde arabe ?
Les femmes sont incontestablement très présentes dans ce foisonnement de la bande dessinée. Elles sont des actrices de premier plan et vraiment des moteurs dans les collectifs. On peut citer Lena Merhej pour Samandal, Noha Habaïeb et Abir Gasmi du collectif Lab619 à Tunis, ou encore l’éditrice et organisatrice du Festival de la BD d’Alger, Dalila Nadjem (éditions Dalimen). Par ailleurs, du côté de la formation on retrouve aussi des femmes : Michèle Standjofski dirige le département d’enseignement de la BD de l’Institut National des Beaux-Arts à Beyrouth et Lina Ghaibeh de l’Université Américaine de Beyrouth qui conduit un projet de recherche et de valorisation de la BD arabe (Mu’taz & Rada Sawwaf Arabic Comics initiative) qui dessert chaque année le Prix Mahmoud Kahil des meilleur·e·s bédéistes.
Et du côté des productions ?
Côté contenus, on observe que les autrices se mettent en scène, elles sont les propres héroïnes ou choisissent des protagonistes féminins. Elles abordent des questionnements intimistes ou politiques concernant l’égalité de genre, le rapport au corps et à la sexualité. En Egypte il y a Shak Magiyah, une revue qui s’affiche comme féministe et traite de sujets liés aux femmes, à l’égalité de droits, aux violences de genre et qui invite des auteurs de deux sexes. Il y a la marocaine Zainab Fasiki qui a publié une livre qui s’apparente à un manuel d’éducation sexuelle, Hshouma, mais qui relève plus de l’illustration que de la BD à proprement parler. Cependant l’éditeur de cet ouvrage est français (Editions Massot) alors qu’à mon sens l’intérêt aurait été aussi qu’il soit aussi publié en darija au Maroc mais peut être que le risque effraie encore les éditeurs locaux.
Pour terminer, quelle est l’actualité et les enjeux de développement pour Alifbata ?
Nous venons tout juste de publier le roman graphique de Seif Edine Nechi qui revient sur les émeutes du pain de 1984 en Tunisie : Une révolte tunisienne, la légende de Chbayah. D’une manière générale, je suis contrainte d’ouvrir le catalogue d’Alifbata car il n’y pas assez de production pour ne publier que des auteurs du monde arabe. En effet, certains auteurs, notamment libanais, sont désormais connus et publiés chez des grandes maisons d’édition de BD donc nous devons dénicher des profils plus émergents et produire de nouveaux projets. Les résidences d’artistes me donnent cette opportunité. Nous avons obtenu une subvention de la Région Sud-Provence Alpes Côte-d’Azur pour organiser une résidence de l’autrice Annelise Verdier qui va faire une adaptation en BD d’un ouvrage intitulé Dames de fraises, doigts de fée (publié au Maroc) qui est une enquête sociologique sur les ouvrières agricoles saisonnières marocaines qui travaillent dans le Sud de l’Espagne.