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Image principale : Camouflage commercial : l’agence Go4Baby, dissoute il y a quatre ans, continue d’opérer via un numéro de téléphone britannique. Son siège, invisible, se trouve à l’adresse d’un centre commercial à San Sebastián de los Reyes (Madrid). Álvaro Minguito
En Espagne, un phénomène en nette progression concerne un nombre croissant de familles de classe moyenne : face à l’impossibilité d’avoir un enfant, elles ont recours à des femmes — souvent étrangères — pour porter leur bébé en échange d’une compensation financière. Parfois, ces familles n’hésitent pas à contracter des prêts pour financer une démarche qui, bien qu’interdite en Espagne, peut être légalement reconnue une fois le bébé né dans un pays où la GPA est autorisée. Une contradiction flagrante qui ouvre la voie à toutes sortes de dérives.
C’est précisément cette tolérance administrative sans précédent qui a favorisé l’émergence et la structuration d’un réseau commercial florissant, composé principalement de cabinets d’avocats déguisés en agences de GPA, dont la mission consiste à rendre légale une pratique illicite. Certains, à l’instar de Miguel González Erichsen, avocat et fondateur d’Universal Surrogacy, n’ont aucun doute : l’Espagne finira par légaliser cette pratique. « Tôt ou tard, cela se produira. Le modèle que nous défendons est celui de la Grèce : une gestation pour autrui à caractère altruiste », affirme-t-il depuis son siège de Malaga, où il gère également un bureau secondaire à Ripollet (Barcelone).
Interrogé sur son refus de promouvoir la GPA commerciale, alors qu’il opère également aux États-Unis et en Ukraine — deux marchés éminemment lucratifs —, il rétorque : « C’est encore un sujet très sensible. Dès que l’on évoque l’argent, beaucoup de gens prennent peur. » Selon lui, la stratégie consiste d’abord à normaliser la pratique sous une forme prétendument altruiste, avant d’envisager une éventuelle légalisation commerciale.
Un commerce aussi illicite qu’impuni
Depuis 2003, la législation espagnole sur les techniques de reproduction assistée interdit explicitement la gestation pour autrui. En 2022, la réforme de la loi sur l’avortement a renforcé cette interdiction en proscrivant la publicité des services liés à la GPA. Deux ans plus tard, en 2024, la Cour suprême a consolidé cette position en reprenant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle y affirme que la GPA « objectivise » les nouveau-nés, les transformant en « simples marchandises soumises à contrat », et dénonce le fait que les femmes concernées agissent « sous l’effet d’une nécessité impérieuse ».
Malgré cette position juridique ferme, les agences de médiation ont poursuivi leurs activités en Espagne. Les registres civils continuent d’enregistrer les enfants nés par GPA, pourvu que les parents d’intention présentent un jugement étranger reconnaissant leur filiation. Une faille de taille dans le système.
En janvier 2025, plus de deux ans après la réforme, et à l’issue d’une campagne menée par plusieurs organisations féministes, l’Institut des femmes a publié un rapport adressé au Parquet de l’État. Ce document demandait l’ouverture d’une enquête sur huit agences, coupables à la fois de continuer à promouvoir la GPA dans des pays où elle est autorisée, et d’accomplir les démarches juridiques visant à faire reconnaître la filiation et faciliter l’adoption des bébés une fois en Espagne.
Cette tolérance administrative sans précédent a favorisé l’émergence et la structuration d’un réseau commercial florissant, composé principalement de cabinets d’avocats déguisés en agences de GPA.
Parmi les entreprises citées, certaines présentent des situations pour le moins surprenantes. Go4Baby, par exemple, bien qu’officiellement fermée depuis quatre ans, continue d’opérer via un numéro britannique. Lifebridge, quant à elle, n’a plus aucune activité à l’adresse qui figure comme siège officiel depuis au moins trois ans. L’agence Soñando Juntos n’a jamais disposé de bureaux à son adresse madrilène enregistrée, un quartier résidentiel de Villanueva. Enfin, Surrobaby reçoit ses clients dans des espaces de coworking à Barcelone et Madrid. Beaucoup d’autres fonctionnent dans l’opacité la plus totale, bien loin de la « transparence » tant vantée sur leurs sites web.
Nombre de ces plateformes en ligne ne comportent aucune information essentielle : ni dénomination fiscale, ni adresse, ni numéro d’immatriculation. L’enquête révèle un enchevêtrement de sociétés écrans créées par des prête-noms, des structures enregistrées dans des paradis fiscaux comme la Floride ou les Seychelles, ou encore des entreprises fantômes n’ayant pas publié leurs comptes depuis des années.
Le scandale BioTexCom et le rôle de l’Espagne
En 2018, le parquet ukrainien a lancé une enquête sur la clinique BioTexCom, après avoir constaté qu’elle payait des impôts dérisoires malgré des revenus de plusieurs millions d’euros. L’enquête a révélé des pratiques frauduleuses : falsification de tests prouvant la filiation génétique entre l’enfant et les clients, organisation de mariages fictifs entre hommes homosexuels et femmes ukrainiennes pour contourner la loi — qui n’autorise la GPA qu’aux couples hétérosexuels mariés. En outre, les mères porteuses étaient rémunérées au noir et soumises à des conditions de vie précaires. Le propriétaire, Albert Tochilovsky, un oligarque ukrainien, facturait ses services à travers des comptes situés dans plusieurs paradis fiscaux, où il possédait une myriade de sociétés.
Le parquet ukrainien a informé les ambassades des pays clients, dont l’Espagne, des irrégularités commises. La ministre espagnole de la Justice de l’époque, Dolores Delgado, a alors ordonné à l’ambassade à Kiev de ne plus enregistrer ces enfants. Jusque-là, il suffisait de présenter un test ADN attestant d’un lien génétique avec l’un des parents d’intention pour obtenir le certificat de naissance.
Cette décision a provoqué une levée de boucliers : les couples espagnols présents en Ukraine ont manifesté quotidiennement devant l’ambassade. Les médias, dans leur majorité, ont relayé leur désarroi, occultant les droits des mères porteuses et des enfants, ainsi que les graves irrégularités constatées dans le fonctionnement de BioTexCom.
Une impunité entretenue par l’inaction juridique
Cinq ans plus tard, nous retrouvons Dolores Delgado dans son bureau, où elle exerce désormais comme procureure en charge des droits humains et de la mémoire démocratique. Elle revient sur cet épisode :
« Il y a eu de réelles difficultés à instruire ce dossier. Comme la GPA n’est pas explicitement définie comme une infraction pénale, cela génère une négligence institutionnelle dans la poursuite des crimes qu’elle implique : falsification de documents, blanchiment, atteintes aux droits fondamentaux, blessures, traite humaine, voire traite d’enfants. »
Elle pointe aussi la responsabilité de certains groupes politiques ayant bruyamment plaidé en faveur de la GPA, indépendamment des conditions dans lesquelles elle est pratiquée. C’est notamment le cas de l’ex-parti Ciudadanos, qui avait fait de la GPA altruiste un de ses principaux combats, mais aussi de certaines factions du Parti Populaire, de plus en plus favorables à une régularisation.
Pour Dolores Delgado, il est indispensable de suivre les recommandations du Parlement européen et des conventions internationales : « Il faut interdire la reconnaissance des enfants nés de GPA dans des pays où l’on sait, sur la base de témoignages et d’enquêtes, que ces pratiques s’inscrivent dans un contexte criminel. Et aller plus loin : considérer comme un délit le simple fait de tenter ou réaliser une GPA dans un pays sans cadre légal strict. »
« Il y a eu de réelles difficultés à instruire ce dossier. Comme la GPA n’est pas explicitement définie comme une infraction pénale, cela génère une négligence institutionnelle dans la poursuite des crimes qu’elle implique : falsification de documents, blanchiment, atteintes aux droits fondamentaux, blessures, traite humaine, voire traite d’enfants. Ce sont là les crimes que nous relevons ».
Le lobby pro-GPA : entre politique, médias et réseaux sociaux
Dès son apparition sur la scène politique, Ciudadanos a porté haut la bannière de la GPA altruiste. Mais comme l’a montré l’exemple grec, cette formule permet de rémunérer indirectement les mères porteuses sous prétexte de compenser les « désagréments » liés à la grossesse. En 2017, le parti avait déposé une proposition de loi en ce sens.
À mesure que Ciudadanos perdait du terrain électoral, le discours pro-GPA gagnait en influence au sein du Parti Populaire. Le sénateur Javier Maroto a joué un rôle clé dans cette évolution, malgré l’ancrage catholique revendiqué du parti, en contradiction totale avec l’appel du pape François à abolir la GPA dans le monde entier. Maroto, qui a refusé toute interview sur le sujet, est notamment connu pour avoir célébré le mariage d’Eduardo Chaperón, porte-parole de Son Nuestros Hijos, la principale association de clients de la GPA en Espagne.
Aujourd’hui, le secrétaire général du Parti Populaire, Alberto Núñez Feijóo, a exprimé sa volonté d’ouvrir le débat sur la régularisation, preuve supplémentaire de la normalisation rampante de la pratique dans l’opinion publique. Le phénomène ne s’arrête pas à la sphère politique. Des célébrités comme Miguel Póveda, Ricky Martin, Javier Cámara, Carmen Cervera, les journalistes Tony Cruanyes et Lluís Guilera, ou encore le footballeur Ronaldo ont tous eu recours à la GPA, contribuant à sa banalisation.
En parallèle, une génération d’influenceur.e.s, hommes et femmes, documente leur parentalité via GPA sur Instagram et TikTok, contribuant à légitimer une pratique contestée. Parmi eux : Javier Serna, Iván Ibáñez, le duo Papá y Papá (de Serafín Llamas), ou encore Beatriz Huerga, avocate spécialisée dans la GPA. Dans les pays où elle est autorisée, certaines femmes publient même sur les réseaux des contenus annonçant leur grossesse avant l’accouchement.
Vers un durcissement législatif
Après des années de pression exercée par des associations féministes, des journalistes et des défenseurs des droits humains, le gouvernement espagnol a adopté une instruction importante : il n’est désormais plus possible de faire enregistrer automatiquement un enfant né par GPA via un jugement étranger. Les parents d’intention doivent entamer une procédure judiciaire pour obtenir la reconnaissance de leur filiation génétique. En l’absence d’un lien biologique, ils devront passer par une procédure d’adoption, comme pour tout autre enfant.
Une mesure attendue depuis longtemps — mais qui, pour de nombreuses voix critiques, ne suffit toujours pas à endiguer un système mondial fondé sur l’exploitation des corps et la marchandisation de la vie.
