Depuis quelques jours, la chanson Labour de Paris Paloma, véritable cri de rage féminine, résonne comme une bande-son de cette insurrection silencieuse. Son refrain — “All day, every day, therapist, mother, maid… It’s not an act of love if you make her / You make me do too much labour » — accompagne des centaines de vidéos TikTok où des Algériennes exposent sans détour le sexisme ordinaire qui gangrène l’espace public.
Cette vague audiovisuelle, portée par la sororité et l’épuisement collectif, est en train de transformer les rues… et les consciences. Cette révolte, filmée en direct et portée par des milliers de clics, pourrait bien tout changer.
Quand une chanson devient cri collectif
“It’s not an act of love if you make her…” Ces mots, extraits de Labour, résonnent comme une gifle dans les vidéos TikTok des Algériennes. Ce n’est pas seulement une chanson : c’est un exutoire, un manifeste poétique de ce que subissent les femmes, « all day, every day », dans la rue comme dans l’intimité.
Dans ce morceau, Paris Paloma, musicienne anglaise, met en musique la fatigue ancestrale des femmes, contraintes de se plier à des rôles multiples et imposés : mère, servante, objet, silence. En Algérie, ce sentiment trouve un écho douloureusement familier. Car ici, dans l’espace public, ce n’est pas la liberté qui prévaut pour les femmes, mais la vigilance. Les vêtements « trop moulants », les sourires « mal interprétés » ou les simples déplacements dans l’espace urbain deviennent des motifs d’agression.
Ce n’est donc pas un hasard si Labour est devenu la bande-son de cette mobilisation naissante. En associant ce texte puissant à leurs vidéos titrées A normal day in Algeria, les Algériennes transforment chaque publication en acte politique. Filmer son harceleur, c’est reprendre le contrôle du regard. C’est refuser la peur et l’invisibilisation. C’est dire : je te vois, je te filme, je te nomme.
Cette sororité numérique, aussi spontanée que puissante, bouscule l’ordre établi. Elle met au défi l’impunité, les mentalités patriarcales et l’omerta sociale. Elle montre aussi que les nouvelles générations de femmes algériennes, jeunes, connectées, audacieuses, n’attendront plus qu’on leur donne le droit d’exister dans l’espace public.
La peur change de camp
Ce qui frappe dans ces vidéos, c’est leur renversement radical du regard. On n’y voit pas les visages des femmes. On y voit les harceleurs, filmés dans des postures parfois obscènes, souvent choquantes, toujours à visage découvert. Là où, pendant des décennies, ce sont les femmes qui portaient le poids de la honte, c’est désormais l’agresseur qui est exposé. L’humiliation change de camp. La peur aussi.
« Parfois, la victime choisit de se taire face au harcèlement par peur des conséquences et du regard de la société. Mais savez-vous que le silence ne protège pas la victime, il protège le harceleur. Le silence renforce l’injustice. Nous devons toutes et tous nous lever pour faire entendre les voix des victimes et exposer le harcèlement en tant que délit. Le soutien est un devoir », plaide @Uievrc sur Tiktok.
Car cette vague numérique ne se contente pas de nommer les violences : elle déconstruit les justifications. On y voit des témoignages de femmes en abaya, en hidjab, en jeans, en robe, avec ou sans maquillage. Ce n’est pas une affaire de tenue. C’est une affaire de domination. Ces images réduisent à néant les discours culpabilisants qui, depuis toujours, accusent les victimes de « provoquer » l’agression.
Le harcèlement de rue n’est pas qu’un simple « fait divers » du quotidien, c’est une contestation brutale de la présence même des femmes dans l’espace public. Une manière de leur rappeler que la rue ne leur appartient pas. Qu’elles doivent s’y faire discrètes, passives, invisibles. Mais avec leurs téléphones, ces femmes disent : nous sommes là, et nous ne partirons pas.
« Qu’est-ce qui se passe dans la tête des hommes pour qu’ils agissent ainsi ? À chaque fois que nous mettons le pied dehors, nous subissons des paroles humiliantes, sifflements, harcèlement. Pourquoi ? Ça vous donne l’impression d’affirmer votre masculinité avec ce comportement ? Sachez que le silence n’est pas une preuve de consentement. Aujourd’hui nous n’allons plus nous taire. Le harcèlement de rue est un délit », témoigne @Dalila_lapsy sur sa page TikTok.
Pour la première fois, ce mouvement reçoit aussi le soutien de nombreux hommes algériens, qui refusent d’être complices par leur silence. Sur TikTok et Facebook, on voit fleurir les hashtags #JeSoutiensLesFemmesDeMonPays et #NonAuHarcèlementDeRue. Certains prennent la parole, d’autres partagent les vidéos, quelques-uns interpellent directement les agresseurs. Ces voix masculines, bien que minoritaires, sont un signe fort : la honte ne sera plus portée uniquement par les femmes.
Entre droit à l’image et droit à la justice
Au fil des témoignages partagés sur les réseaux, une autre vérité émerge : celle de l’inaction des autorités. Bien que l’Algérie ait adopté en 2015 une loi criminalisant le harcèlement de rue, les femmes continuent de faire face à des obstacles lorsqu’elles tentent de porter plainte. Certaines femmes racontent avoir tenté, mais être ressorties humiliées une seconde fois. Moquées, jugées, culpabilisées. « Si tu étais restée chez toi, ça ne te serait pas arrivé », a-t-on l’habitude de leur répondre ou encore : « Tu n’avais qu’à t’habiller décemment ». Dans d’autres cas, les policiers prennent la défense de l’agresseur ou refusent simplement d’enregistrer la plainte.
Si la vague #BalanceTonHarceleur incarne une prise de parole libératrice, elle s’inscrit aussi dans une zone grise du droit algérien. Car derrière chaque vidéo diffusée sur TikTok se cache un paradoxe cruel : pour dénoncer leur agresseur, les femmes doivent souvent recourir à une pratique elle-même passible de sanctions. En Algérie, la loi interdit de filmer et de diffuser l’image d’une personne sans son consentement, en vertu de l’article 333 bis du Code pénal. « Ce cadre juridique, pensé pour protéger la vie privée, peut donc être invoqué… contre les victimes », explique un avocat interrogé par le média DNA Algérie.
Ce double tranchant législatif crée un véritable étau. D’un côté, les femmes peinent à faire reconnaître les faits auprès des autorités, faute de « preuves recevables ». De l’autre, celles qui osent filmer s’exposent à des poursuites, accusées de diffamation ou d’atteinte à la vie privée.
Ce bras de fer entre le droit et la réalité met en lumière l’urgence d’un débat de société : comment protéger à la fois les libertés individuelles et les victimes de violences sexistes ? Comment faire évoluer la loi pour qu’elle serve la justice, et non le silence ?