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Pendant l’été 2018, Ana Pinto s’est élevée contre les règles abusives imposées dans l’exploitation agricole où elle travaillait comme journalière ; règles qui interdisaient aux travailleuses de porter des pantalons et des chemisiers courts, d’utiliser un casque pour écouter de la musique ou d’apporter une bouteille d’eau durant les heures de travail dans les champs de Huelva, une des plus importantes régions agricoles d’Espagne. En représailles, Ana fut envoyée travailler avec le groupe des femmes marocaines. Parmi elles, se trouvait Najat Bassit, originaire de Casablanca, qui a commencé à travailler dans les champs lorsqu’elle est arrivée en Espagne.

« C’est comme ça que nous nous sommes connues, dit Najat. Je lui racontais ce qui arrivait aux collègues marocaines, elle me racontait des choses que j’ignorais qu’elles puissent arriver aux collègues locaux. C’est alors que nous avons réalisé qu’il fallait faire quelque chose, que nous pouvions plus permettre, qu’année après année, les entreprises profitent du besoin qu’ont les gens de travailler et en abusent » poursuit Najat, faisant allusion à la liste interminable d’abus et de négligences commises par les propriétaires terriens et les patrons à l’encontre des travailleuses et des travailleurs. « C’est à partir de là qu’a surgi l’idée de s’organiser et de lutter pour nos droits et ceux des autres compagnes de travail » précise-t-elle. « Et nous sommes là, à cause de la punition » ajoute Ana.
Le fait est que ce qui devait être une sanction est devenu le point de départ d’une résistance et d’une lutte féministe pour la défense des droits des travailleuses journalières. Un parcours que ces deux amies ont entrepris ensemble mais qui regroupe beaucoup d’autres femmes, qui s’abiment les mains à récolter des baies dans les exploitations agricoles de cette région d’Andalousie et qui luttent pour leurs droits en réclamant des conditions de vie et de travail dignes. C’est ainsi qu’est née l’Association des Journalières en lutte de Huelva.
Déterminées à en finir avec des décennies de précarité et d’oppression, ses membres ont recensé les cas d’abus et de maltraitance, et se battent pour faire cesser les irrégularités qui ont cours dans le travail agricole. Cela va du non-respect de la convention qui régit le statut des travailleurs et travailleuses agricoles, en passant par les conditions de logement indignes dont souffrent de nombreuses journalières ou le non-paiement des heures supplémentaires, jusqu’aux transgressions plus graves, qui se produisent aussi, comme les abus sexuels.

« On dirait un camp de concentration, de fait, de nombreux lieux de travail ont été rebaptisés avec des noms de prisons, comme Guantanamo, par exemple… On prend le parti d’en rire, parce qu’on n’a pas d’autre choix » expliquent ces militantes avec cet humour caractéristique qui sert d’antidote contre les injustices.
Bien que, comme le fait remarquer Ana, « l'exploitation soit la même pour tous », les femmes migrantes sont les plus exposées à ces abus. D’une part, il y a celles qui sont recrutées dans leur pays d’origine et viennent en Espagne avec un permis spécial pour travailler durant la période de la récolte. Rien que pour la saison qui vient de commencer cette année, on attend 12.300 travailleuses recrutées depuis le Maroc pour la récolte des fraises et des fruits rouges à Huelva dans le cadre de la Gestion collective de l’embauche à la source régulée par le ministère du Travail et de la Sécurité sociale.
« On dirait un camp de concentration, de fait, de nombreux lieux de travail ont été rebaptisés avec des noms de prisons, comme Guantanamo, par exemple… On prend le parti d’en rire, parce qu’on n’a pas d’autre choix »
D’autre part, on trouve des travailleuses migrantes sans papiers qui vivent dans des bidonvilles ou dans des logements bondés. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de femmes habitant dans ces campements de fortune aux alentours des terrains agricoles de Huelva, les experts s’accordent sur le fait que leur présence est bien moindre que celles des hommes, mais que celles-ci se trouvent exposées à des situations de vulnérabilité particulières et d’absence de protection.
« Il faut tenir compte du fait qu’elles arrivent de l’étranger pour travailler en raison de conditions d’extrême nécessité et qu’on va les chercher dans les régions les plus défavorisées pour pouvoir les exploiter ici. Une fois sur place, elles se retrouvent à loger sur les lieux mêmes de l’exploitation où elles travaillent, sans moyen de transport quotidien qui puisse les conduire à un village ou ailleurs. Elles sont isolées, entre les bois de pins et les chemins ruraux. C’est pour cela qu’elles sont plus exposées à toutes sortes d’abus et que lorsqu’elles en sont victimes, il est très difficile pour elles de les dénoncer et d’apporter des preuves », souligne Ana.
Veiller aussi sur les droits de celles et ceux qui manquent le plus de protection, est précisément la raison d’agir de cette association. Pour cela, elle a recours à la médiation syndicale et à l’accompagnement juridique en matière de Droit du travail. Elle informe les travailleuses et les travailleurs sur leurs droits, recueille leurs plaintes et dénonce les atteintes aux Droits du travail auprès de l’Inspection du Travail et les tribunaux.
Cette activité fonctionne de manière très active par le biais des réseaux sociaux, dans la mesure où la crise sanitaire provoquée par la Covid 19 empêche, pour le moment, un engagement plus direct auprès des travailleuses.
« Aujourd’hui encore, nous nous demandons comment nous sommes parvenues jusque-là et la seule explication que nous ayons trouvée s’inscrit dans le féminisme, parce que ce dont nous parlons, c’est de la féminisation de la pauvreté dans le monde rural » déclare Ana.
« La plupart des personnes qui nous appellent sont marocaines », précise Najat, dont le rôle est fondamental car elle agit non seulement comme traductrice mais aussi comme médiatrice interculturelle. Sa motivation ne date pas d’hier. Elle raconte qu’elle est arrivée de Casablanca avec son mari et qu’ils se sont installés à Huelva où elle a travaillé dans les champs pour la première fois. « Je ne savais pas comment ça se passait. Peu à peu, j’ai commencé à constater des injustices et je ne pouvais pas rester muette. À tel point que les chefs se moquaient de moi et me ridiculisaient en disant que j’étais la porte-parole des femmes mais que cela ne servait à rien. Néanmoins, je n’y prêtais pas attention et j’ai toujours été là pour apporter mon soutien. Je faisais du syndicalisme sans même savoir en quoi ça consistait » poursuit-elle, rappelant avec fierté les origines d’une lutte qui, de plus en plus, prend forme et gagne en force.
Les campagnes de sensibilisation et les dénonciations publiques à travers les réseaux sociaux et les médias sont un autre aspect important qui caractérise ce collectif.
« Nous avons braqué les projecteurs sur ces abus. Maintenant les patrons n’agissent plus dans l’impunité comme avant. Souvent, un seul coup de fil à l’entreprise suffit et grâce à cela ou à une dénonciation publique, nous avons beaucoup obtenu, par exemple, le paiement rétroactif des congés-maladie d’une collègue » raconte fièrement Ana Pinto. En même temps, tout comme Najat, elle est consciente que l’activisme a un coût : celui de se voir interdire l’accès au travail des exploitations agricoles, l'un des principaux moyens de subsistance dans la région.
S'il est vrai que l’impact social de leurs actions est reconnu, nos deux amies regrettent que la réaction des institutions ne soit pas à la hauteur de leurs attentes. Elles pointent que, jusqu’à présent, l’Inspection du travail et de la sécurité a été inactive à Huelva, mais nourrissent certains espoirs concernant l’engagement pris par la ministre du Travail, Yolanda Díaz, de renforcer une inspection du travail contrôlant la récolte des fruits rouges à Huelva.
Quoiqu’il en soit, elles ne se paient pas de promesses mais se fondent sur des actes concrets en faveur de la défense du Droit du travail et des Droits humains. « Aujourd’hui encore, nous nous demandons comment nous sommes parvenues jusque-là et la seule explication que nous ayons trouvée s’inscrit dans le féminisme, parce que ce dont nous parlons, c’est de la féminisation de la pauvreté dans le monde rural » déclare Ana, tout en ajoutant que leur combat s’appuie aussi sur l’écologisme et la lutte antiraciste. Avec son amie Najat, Ana se félicite : « en fin de compte, cette bataille vient de là : pour me punir, on m’a envoyée dans un groupe de compagnes de travail marocaines et il s’avère que cela a été la meilleure période de mes seize années de labeur dans les champs ».