Un an après le féminicide de Giulia Cecchettin, l’étudiante de 22 ans poignardée par son ex-petit ami, Filippo Turetta, « parce qu'elle ne voulait pas se remettre avec lui », sa famille a créé la Fondation Giulia dans le but de « mettre en lumière cette violence, de sensibiliser l'opinion publique et d'apporter un soutien aux victimes ». Le projet a été présenté à la Chambre des députés le 18 novembre pour secouer la classe politique face à un phénomène endémique qui a pris des proportions alarmantes. À l'occasion de cet événement, le ministre de l'éducation et du mérite, Giuseppe Valditara, a attribué « l'augmentation des phénomènes de violence sexuelle (…) à des formes de marginalité et de déviance, issues de l'immigration clandestine ». En outre, tout en admettant qu'« il existe encore des résidus de machisme, qui doivent être combattus et qui conduisent à considérer les femmes comme des objets », le ministre a également déclaré que le patriarcat en tant que « phénomène juridique » avait pris fin avec la réforme du droit de la famille de 1975. Cette prise de position qui impute la violence contre les femmes aux immigrés de manière totalement arbitraire, et qui minimise les méfaits du patriarcat, a soulévé un mouvement d’indignation au sein de la société civile italienne.
Mais selon le ministère de l'intérieur, depuis janvier 2024, 96 femmes ont été tuées en Italie, dont 57 par leur partenaire ou leur ex (données datant du 3 novembre dernier). De plus en plus souvent, ces événements dramatiques concernent des femmes jeunes et très jeunes, comme dans le cas d'Aurora Tila, 13 ans, qui a été poussée du septième étage d'un immeuble par son ex-petit ami de 15 ans, le 25 octobre.
« La punition ne fonctionne pas, nous avons besoin d'activités de prévention capillaire », dénonce Antonella Veltri, présidente de D.i.Re (Donne in Rete contro la violenza – femmes en réseau contre la violence), un groupe de 88 associations réparties sur l’ensemble du territoire qui gère 117 centres anti-violence et plus de 66 maisons d'accueil, écoutant et soutenant environ 23 000 femmes par an.
Le projet d'introduction d'une heure hebdomadaire d'éducation à l'affectivité dans les écoles, annoncé par le ministre de l'éducation et du mérite Giuseppe Valditara en novembre dernier, est encore loin d’être réalisé. Pourtant, pour lutter contre la violence sexiste, il est essentiel de repenser radicalement nos paradigmes culturels, sociaux et linguistiques et de prendre des mesures efficaces pour réduire les risques.
Anciens et nouveaux moyens de prévention
L'année dernière, les appels au numéro national de lutte contre la violence et le harcèlement, le 1522, ont considérablement augmenté. Au cours du seul premier trimestre 2024, 17 800 appels ont été reçus, soit 82,5 % de plus qu'au cours de la même période au cours de l'année précédente.
Des outils précieux pour éviter ou signaler des situations potentiellement dangereuses sont également offerts par la technologie, grâce à l'utilisation généralisée des smartphones et autres appareils mobiles.
L'application officielle 112, le numéro d'appel d'urgence unique en Europe, « Où êtes-vous », fournit une ligne directe aux forces de l'ordre et aux services d'urgence grâce à la géolocalisation et au partage immédiat d'autres informations importantes. “Guardian Safely Around” est un système de surveillance qui vous permet de trouver l'itinéraire le plus sûr et de rester en contact avec vos “gardiens”, principalement des amis ou des membres de votre famille, et d'alerter d'autres numéros utiles si vous vous sentez menacée.
Utilisé par environ 50 000 utilisateurs en Italie, “ Wher “, quant à lui, est le premier logiciel créé par des femmes pour des femmes, qui évalue les routes en fonction de leur sécurité au moyen d'une carte interactive très vivante.
Un autre service, gratuit et actif dans toute l'Europe 24 heures sur 24, est “Viola Walkhome “, une application qui offre la possibilité d'appeler par vidéo des volontaires sélectionnés qui alerteront la police en cas de danger, ce qui est très utile lorsque vous rentrez seule chez vous le soir. Enfin, “Echosos”, s'il est installé sur votre smartphone, envoie votre position au service d'urgence local où que vous soyez dans le monde, et s’il n’y a pas de réseau, il fonctionne par SMS.
L'importance des parcours d’élaboration du trauma
En l'absence d'une volonté politique concrète de s'attaquer au fléau de la violence contre les femmes, plusieurs associations de la société civile italienne s'emploient quotidiennement à défendre les victimes potentielles et à soutenir les survivantes.
De nombreuses structures proposent des permanences d'écoute, une assistance juridique spécialisée et un personnel expérimenté dans l'aide aux personnes pour reconnaître, surmonter et traiter les traumatismes profonds causés par les abus subis, qui ne sont pas toujours faciles à identifier.
« L'image de la femme battue, ou de son issue la plus tragique, le féminicide, si souvent relatée superficiellement à la rubrique “faits divers” de nos journaux, risque de nous faire perdre de vue la complexité du phénomène… », écrit dans son blog la psychothérapeute turinoise Erika Debelli. Très souvent, en effet, à côté de la violence physique, plus évidente parce que visible, il existe d'autres formes de violence, plus cachées mais tout aussi délétères, telles que la violence psychologique, économique, domestique et sexuelle. Dans de nombreux cas, ces éléments s'imbriquent dans des dynamiques extrêmement complexes qui peuvent avoir des conséquences très graves sur le plan physique et psychologique à court, moyen et long terme.
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) estime, en effet, que la violence contre les femmes est une cause de décès ou d'invalidité touchant, au même titre que les maladies oncologiques, les femmes en âge de procréer. Cette violence affecte la santé de la population féminine plus que les accidents de la route et le paludisme réunis. « Les conséquences de la violence se manifestent à différents niveaux de la santé : physique, reproductive, psychologique et relationnelle », poursuit Mme Debelli. Au niveau physique, les fractures, les blessures, les brûlures et les écorchures sont fréquentes, tandis qu'au niveau reproductif, on observe souvent des complications de grossesse, des grossesses non désirées, des avortements provoqués, des infections pelviennes ou urinaires et des maladies sexuellement transmissibles.
En ce qui concerne la santé psychologique, les troubles les plus fréquents sont la dépression, l'anxiété, l'insomnie, les troubles alimentaires, le stress post-traumatique, le manque d'estime de soi, le manque de concentration, l'abus de drogues ou d'alcool et les comportements autodestructeurs qui, dans les cas extrêmes, peuvent conduire au suicide. « Les victimes de violence doivent être soutenues psychologiquement non pas parce qu'elles sont faibles ou malades, mais précisément parce qu'elles sont victimes », affirme la thérapeute, qui a accompagné au fil des ans de nombreuses femmes dans leur parcours de reconstruction.
Pour chacune d’entre elles, le premier pas consiste à reconnaître la violence et à admettre qu'il s'agit d'une injustice et non d'une conséquence naturelle de sa propre faiblesse ou culpabilité. Et surtout qu'elle est toujours imputable à celui qui en est l’auteur. « Malheureusement, la dynamique particulière que la violence active dans le psychisme de la victime renforce son sentiment de culpabilité et de responsabilité, sur lequel un travail psychologique approfondi sera essentiel. »
En effet, même les relations les plus dysfonctionnelles atteignent dans de nombreux cas un équilibre propre qui alimente l'espoir illusoire de pouvoir gérer, voire changer, la situation. C'est pourquoi de nombreuses femmes ne dénoncent pas leur bourreau ou continuent à résister même dans des conditions de malaise extrême, parce qu’elles se trouvent dans des conditions d'isolement total ou qu’elles craignent les représailles ou le jugement des parents et des amis.
L'approche d’Erika Debelli s’articule en deux phases. Un premier soutien thérapeutique de « crise » accompagne la patiente dans le processus douloureux qu'elle doit affronter lorsqu'elle décide de révéler son expérience, c'est-à-dire la dénonciation légale, la prise de distance, le traitement du traumatisme physique, s'il est présent, et l'identification d'un réseau de soutien parmi ses proches et ses voisins. Les éléments qui émergent de cette première phase permettront d'orienter le suivi thérapeutique du traumatisme. « Dans le processus de psychothérapie, il sera nécessaire de reconstruire une identité brisée, explique-t-elle. Si l'on pense, en effet, que notre identité et notre personnalité se constituent précisément au sein des relations, dans une relation de confiance et d'intimité, il est facile de comprendre le pouvoir dévastateur que la violence - le plus souvent exercée au sein de ces mêmes relations - peut avoir sur l’estime de soi et l'identité de la victime. »
Dans les entretiens individuels avec les patientes, le sentiment de culpabilité est un thème récurrent qui, paradoxalement, assaille celle qui reçoit la violence et non pas l’individu qui l’exerce sur elle. Dans un contexte sûr et accueillant, ces femmes bénéficient d'un soutien maximal pour identifier et valoriser leurs propres ressources intérieures, indispensables pour rétablir un nouvel équilibre qui semblait jusqu’à ce moment-là perdu à jamais. « Récupérer ce qui s'est passé, même si c'est douloureux, racheter le passé, penser l'impensable, reconnaître la vérité de ce qui était indicible, permet progressivement de retrouver sa propre force et sa propre agentivité (1) », conclut Erika Debelli.
Notes :
Le terme d'agentivité est un néologisme issu de la traduction de la notion anglophone d'agency. Au sens large, l'agency désignela capacité de l'être humain à agir de façon intentionnelle en opérant un changement sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.