En 1979, l'avocate et militante féministe italienne Tina Lagostena Bassi (1) prononce un discours qui a fait date dans un documentaire intitulé “Processo per stupro” (Procès pour viol), produit par la télévision nationale et diffusé en fin de soirée sur cette dernière. À l'époque, il y eut une audience de plusieurs millions de personnes, qui virent pour la première fois ce qui se passait à l'intérieur d'une salle d'audience en Italie lors d’un procès pour violence sexuelle (2).
Lagostena Bassi déclarait : « Aucun avocat ne songerait à organiser la défense d'un vol comme celle d’un procès pour viol. Aucun avocat ne conseillerait à quatre voleurs, qui pénètrent violemment dans une bijouterie et emportent des biens précieux, d'accuser le bijoutier -pour se défendre- d'avoir un passé trouble, d'être peut-être un receleur, un usurier, un spéculateur ou un fraudeur. Il ne viendrait à l'idée de personne de construire une telle défense en salissant la partie lésée. Alors je m'interroge : si, au lieu de bijoux, l'objet du crime est une femme en chair et en os, pourquoi se permet-on de faire le procès de la femme ou de la fille victime ? Ceci est une constante : la véritable accusée, c'est la femme quand les hommes abusent d’elle. Ainsi en va-t-il de la solidarité machiste, parce que seulement si la femme est transformée systématiquement en accusée, plus personne n’ose porter plainte pour viol ».
En Italie, ce documentaire est rarement projeté dans les écoles, bien qu'il ait reçu une avalanche de prix au niveau national et international. Moi qui fréquente les écoles depuis des décennies, je sens encore que les lieux communs qu’il dénonce sont vivants, enracinés et répandus chez les jeunes et les très jeunes. En effet, lorsqu'il s'agit de violence sexuelle, l'accusée est encore et toujours la femme : trop peu habillée, ivre peut-être, ayant déjà eu plusieurs relations, qui sont pour le garçon comme autant de médailles, mais indiquent pour la fille un manque de moralité. 45 ans après la diffusion de “Processo per stupro”, cette mentalité est toujours à l’œuvre dans la rue, dans les tribunaux, sur les réseaux sociaux, à la télévision, à l'école, au travail.
Des stéréotypes sexistes et misogynes à la pornographisation du corps
En 2009, Lorella Zanardo - militante, critique médias, entrepreneuse et écrivaine - a réalisé un documentaire en rassemblant 25 minutes de télévision italienne (privée et publique), qu'elle a mis en ligne gratuitement. « Il corpo delle donne » (Le corps des femmes), ainsi s'intitule le documentaire (3), résume en moins d'une demi-heure le mélange de stéréotypes sexistes et misogynes qui ont normalisé la pornographisation du corps féminin pendant environ 30 ans, anticipant à la télévision ce qui se produira plus tard au sein de la société.
La dernière scène, par exemple, montre une jeune femme pendue comme un jambon, et marquée aux fesses du même tampon que la charcuterie suspendue qui l'entoure. Ces images sont tirées d'un programme diffusé, des années durant, en prime time sur Italia 1, la chaîne la plus regardée par les jeunes. L’émission “Scherzi a parte” était consacrée à des sketchs visant des personnalités du showbiz. Deux générations de jeunes italiens, hommes et femmes, ont ainsi appris de ces « farces » télévisées le type de popularité et de sens l'humour dont il faut faire preuve en groupe.
Il ne faut donc pas s’étonner de lire dans les journaux que des filles de 11 ou 12 ans entrent par jeu dans des réseaux de prostitution de mineures. Elles se sentent adultes et triomphantes en étalant chaussures, sacs à main et portefeuilles bien remplis. D’ailleurs, les corps de petites filles font fureur sur TikTok, et de là à la plateforme Onlyfans, il n'y a qu'un pas : sans trop de restrictions ni contrôles, il est possible de poster des photos et des vidéos de son corps, en appliquant des tarifs différents selon la portion de peau exhibée. Si vous demandez à l'école combien de régions compte l’Italie, il est peu probable que la majorité de la classe le sache, alors que tout le monde connaît Onlyfans.
Notre responsabilité en tant qu’adultes
De quoi nous préoccupons-nous lorsque nous pensons au bien-être de nos enfants ? Nous nous soucions bien sûr de leur santé, de leur sérénité ; bref, qu'ils ne manquent de rien, tous les jours, du matin au soir. Lorsqu'ils sont encore très jeunes, tout semble facile : la nourriture, le coucher, le jeu, la merveilleuse redécouverte du monde à travers leurs yeux neufs et leurs petits corps tendres. Mais ensuite, les choses deviennent difficiles, parfois même âpres, car avec l'adolescence qui arrive trop tôt, la société consumériste et technologique les pousse à aller trop vite dès l'école primaire, dévorant leur enfance et vampirisant son temps lent et magique.
C'est là que nous devons, en tant qu’adultes, exercer une autre forme de responsabilité, impliquant nécessairement des interdits, des “non”, des limites. Et le conflit est souvent dur et amer. Cela signifie que les référents adultes, de la famille à l'école en passant par les lieux de sport et de loisirs, avec les nuances que cela implique, sont capables d'affronter, de comprendre, de guider et d'écouter l'énorme fatigue, brutale et violente, inhérente à l'adolescence. Ce vocable est important : participe présent du verbe “adolescere”, son éthymologie latine signifie “grandir” mais aussi “nourrir”. Ceux qui affrontent l'adolescence se nourrissent, ils ont donc besoin d'une nourriture utile et saine. Mais de quoi se nourrissent nos fils et nos filles quand leur corps change et que la sexualité en relation avec le corps des autres commence à devenir un élément saillant de l'existence ?
Notre monde adulte, fatigué, distrait et ignorant se soucie-t-il du fait qu’aujourd’hui la sexualité, à l'ère de l'internet, s’apprend principalement sur les plateformes pornographiques ? Sommes-nous conscients que l'âge moyen du premier contact avec le porno en ligne advient à environ 7 ans (voir le documentaire The price of pleasure dont je ne me lasserai jamais de suggérer la vision dans les écoles secondaires) ; cela se produit par le biais du téléphone que nous mettons entre les mains de nos enfants, parfois avant l'âge de 6 ans. Avons-nous réfléchi à l'impact de ce matériel sur les petits garçons et les petites filles, qui passent aujourd'hui la grande majorité de leur temps avec leur smartphone constamment allumé et connecté ? Avons-nous réfléchi à la manière dont leur imaginaire est influencé et façonné, en l'absence de confrontation et d'alternatives, à la brutalité de clips soigneusement catégorisés qui découpent le corps féminin comme de la viande sur le plan de travail d’un boucher ? Sur ces images, dépourvues de tout contexte émotionnel, les femmes, principalement, sont des proies disponibles pour tout type de pénétration et les hommes des prédateurs infatigables, de préférence en groupe.
Lorsqu'il s'agit de violence sexuelle, l'accusée est encore et toujours la femme : trop peu habillée, ivre peut-être, ayant déjà eu plusieurs relations, qui sont pour le garçon comme autant de médailles, mais indiquent pour la fille un manque de moralité.
Il en va de l'avenir de la démocratie
Le problème de la violence ne concerne pas (seulement) les garçons, qui sont malheureusement de plus en plus de très jeunes garçons. Il interpelle les adultes qui les ont élevés sans exercer la fonction éducative qui leur revient. Contre la violence masculine à l'égard des femmes, nous avons besoin d'adultes non sexistes, compétents, informés, conscients du monde dans lequel vivent les jeunes générations, capables de briser le silence et la solitude dans lesquels germe la culture violente de la meute et de la prédation sexuelle.
Dans «Dear daddy » (Cher papa), l'émouvante vidéo adressée aux pères pour les sensibiliser au sexisme et à la violence masculine, la voix de la narratrice est celle d'une fille sur le point de naître. Elle met en garde son père, inconscient de sa propre violence masculine et de celle d'autres adolescents à son image, et lui demande de changer cela. Comme pour la guerre, le changement climatique, le chômage, la lutte contre la violence masculine à l'égard des femmes doit devenir une priorité culturelle, sociale et politique, et non une urgence occasionnelle qui nous distrait brièvement d'autres catastrophes, lorsqu’une femme est tuée par son partenaire ou son mari, ou qu’une adolescente est victime d’un viol collectif.
Il en va de l'avenir de la démocratie : nous devons comprendre qu'une société qui s'abandonne à la violence masculine, considérée par une partie de la jeunesse comme un élément structurel et inévitable (la chair est la chair), se dirige rapidement vers l'abîme de la loi du plus fort, de l'autosatisfaction et de la fin de tous les fragiles acquis civilisationnels obtenus par le mouvement féministe.