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Dans le village natal de ma grand-mère, en Algérie, la tradition veut que le premier enfant d’une famille soit un garçon « pour la fierté et l’héritage ! », disait-elle.
J’ai passé toute ma vie à m’excuser inconsciemment de ne pas être née garçon et à compenser cette infraction du destin. Je me suis imposé l’excellence pour que mon nom de famille soit toujours sur un piédestal et pour faire oublier à mes aïeux qu’il ne se transmettra pas à ma descendance. Je me tuais à la tâche en quête de reconnaissance alors que pour mes cousins, nés avec le bon binôme de chromosomes, il suffisait d’exister.
Dans la tradition ancestrale de ma grand-mère, à table, les plus gros morceaux de viande reviennent incontestablement aux hommes. « Ils ont besoin de manger plus pour être forts et robustes comme des lions ! », argumente mon aïeule. Résultat cocasse, la majorité de mes oncles ont un taux de cholestérol plus élevé que la normale.
Des cheveux lisses et beaucoup de sagesse !
Je n’ai jamais manqué d’amour de la part de ma grand-mère, bien au contraire, elle a imprégné mon enfance de tendresse. Je me rappelle de ce moment privilégié lorsqu’elle me brossait délicatement les cheveux le soir, en chantonnant des comptines berbères. Une fois démêlés, elle enroulait mes cheveux dans un Qardoune, une sorte de ruban de tissu, pour qu’ils soient lisses et soyeux au réveil. Elle terminait toujours son œuvre en me donnant une tape sur la tête et une autre sur les fesses. Elle ponctuait ce geste déroutant, qui ne manquait pas de me faire sursauter malgré l’habitude, d’une maxime rituelle que l’on pourrait traduire approximativement par « puisse la sagesse être dans la tête et les cheveux longs jusqu’aux fesses ». À son grand dam, le Qardoune n’a jamais fait ses preuves ; au moindre contact avec l’humidité, mes cheveux rebelles retrouvaient leur nature méditerranéenne. Quant à la sagesse, mes idées prématurément progressistes et féministes lui donnaient le tournis. En somme, elle m’aimait d’un amour inconditionnel comme on aime le vilain petit canard, comme lorsqu’on a de la tendresse pour une anomalie.
Les standards de beauté sont très normés dans la tradition ancestrale de ma grand-mère. D’après elle, la beauté d’une fille se cache dans sa blancheur translucide, sa longue chevelure lisse et soyeuse, ses formes harmonieuses et ses chevilles délicates. Les aléas de l’ADN et leur lot de surprises, les ancêtres s’en fichaient comme d’une guigne. Les hommes, quant à eux, sont évidemment exonérés de cet impératif. « La beauté est une affaire de femme », dit-on chez moi. Il n’y a pas de standards de beauté pour les hommes dans la tradition ancestrale de ma grand-mère. Ils peuvent se contenter de ce que la génétique leur a offert. Ils peuvent être bruns ténébreux, blonds vénitiens, roux, grands et forts, petits et vaillants, bref, « les hommes ne possèdent pas de tares », affirme le dicton.
Je suis née à une époque où le fer à lisser, le lissage brésilien et le botox capillaire n’existaient pas encore. Pour avoir les cheveux raides, il y avait le Qardoune et le tourbillon (technique qui consiste à enrouler les cheveux tout autour de la tête, à les fixer avec des épingles puis à les recouvrir toute la nuit avec un foulard). Si aucune de ces techniques ne s’avéraient efficaces, il restait le fer à repasser. En résumé, j’ai passé beaucoup de temps dans ma vie à nager à contre-courant de ce que j’étais : une fille méditerranéenne aux cheveux rebelles. Pour l’acceptation de soi, j’ai ramé. C’est épuisant de construire son identité sur la négation.
La société a tracé pour les femmes, surtout celles des pays maghrébins, un chemin balisé de garde-fous et parsemé d’embuches pour entraver un maximum leur individualité ; il faut être féminine sans outrance sinon ça fait mauvais genre, il faut être intelligente mais pas trop sinon ça fait peur aux hommes, il faut être timide, avoir une voix douce et ne pas rire trop fort, des jambes lisses et je ne sais quoi encore.
Je me demande d’ailleurs qui a décidé ce qu’une fille doit ou ne doit pas être. À quel moment de l’histoire de l’humanité une telle discussion s’est imposée ? J’imagine une sorte de convention ou de sommet préhistorique. Autour d’un rocher plat pour faire office de table ronde, je visualise une armada d’hommes en costards en peau de bisons avec l’air très sérieux. Évidemment lorsqu’il s’agit du sort des femmes, ce sont toujours les hommes qui sont conviés pour en discuter. J’imagine donc ces hommes voter à mains levées une à une les clauses d’un monde de privilèges flagrants décrétant que l’absence des femmes, qui n’étaient pas conviées, valait accord tacite de leur part. J’imagine ensuite ces hommes, satisfaits du rendement de la journée, rentrer le soir chacun dans sa caverne retrouver sa compagne. Quel a été le panorama des arguments probants qu’ils ont bien pu présenter pour leur faire avaler des couleuvres aussi démesurées ?
De nos grands-mères à Kim. K, la frontière est mince !
Mes pensées absurdes font des ricochets sur l’horizon flamboyant et mes interrogations se perdent dans l’éther brumeux de l’inconnu. Perchée sur mon balcon, je gamberge sans but précis tandis que le soleil se couche sans la moindre empathie pour mon obscurité. Ma voix intérieure refait le monde et envoie valser tous mes acquis. Elle réinterroge tout, déconstruit tout, s’amuse à tisser des mailles et à les défaire une à une pour le plaisir. Pour mettre en sourdine mon désordre intracrânien, je scroll compulsivement sur mon téléphone à la recherche de divertissement inhibiteur de neurones. Ah Instagram ! Ce vortex hypnotique qui aspire l’âme pour la plonger dans un monde d’images parfaitement cadrées et de corps sans failles. Un monde où personne ne daigne vivre pour soi-même et où chacun s’évertue à ne surtout pas passer inaperçu.
Je parcours machinalement le fil d’actualité lorsque je me rends compte inopinément qu’entre la tradition ancestrale du village natal de ma grand-mère et la page de Kim Kardashian il n’y a qu’un pas. Il est évident qu’en apparence Kim K est trop bronzée et trop peu habillée au goût de ma grand-mère mais, dans le fond, les deux perpétuent à leur façon le culte de la soumission. Avec Instagram, plus que jamais, l’humanité renoue avec ses engagements ancestraux. Que ce soit dans le village de ma grand-mère ou sur Insta, ces deux mondes parallèles asservissent la condition féminine sous le joug de diktats en mettant sur un piédestal les désirs primaires du mâle ; une taille toujours plus fine jusqu’à se broyer les boyaux, des lèvres charnues à s’en obstruer les narines, un nez toujours plus fin jusqu’à l’apnée. Les deux participent à limiter les femmes dans l’épanouissement de leur identité propre, de leur authenticité génétique et ethnique.
Ma grand-mère m’a raconté que lorsqu’elle était plus jeune, elles et ses congénères se teintaient délicatement les talons avec l’ancêtre du rouge à lèvres pour leur donner une couleur rosâtre ; une pratique subtile pour titiller l’imagination du sexe opposé et suggérer la délicatesse de parties plus intimes. Je comprends mieux le fonds de commerce de la chirurgie esthétique et les sommes outrancières dépensées pour atteindre un idéal absurde. Comment impulser l’acceptation de soi dans un monde guindé par l’insatisfaction chronique ? Comment se préserver de cette quête interminable de la perfection. La poursuite d’un mirage inatteignable qui mène tout droit à l’enfer du mépris de soi ?
En fin de compte, l’acceptation de soi et l’émancipation féminine passent par la déconstruction des mythes ancestraux et contemporains qui perpétuent la soumission. Que ce soit à travers les traditions de ma grand-mère ou les standards imposés par les réseaux sociaux, il est crucial de reconnaître et de rejeter ces normes oppressives. En embrassant notre authenticité et en célébrant la diversité de nos identités, nous pouvons espérer construire un avenir où les femmes sont valorisées pour leur individualité et leur contribution unique, libérées des diktats et des attentes irréalistes.
« Ce qu’on te reproche, cultive-le. C’est toi. », disait Jean Cocteau.