Multiprimé, le film de la réalisatrice Justine Triet "Anatomie d'une chute" a obtenu aux Césars six récompenses : meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario original, meilleure actrice pour Sandra Hüller, meilleur acteur dans un second rôle pour Swann Arlaud et meilleur montage pour Laurent Sénéchal.
Après avoir reçu la Palme d’Or à Cannes en 2023 - la troisième de l’histoire du festival après Jane Campion et Julia Ducournau -, « Anatomie d'une chute » a également décroché aux Golden Globes le prix du meilleur film en langue étrangère ainsi que celui du meilleur scénario. On aurait envie de s’exclamer « n’en jeter plus la cour est pleine », mais la date des Oscars arrive à grand pas. Qui sait si le 10 mars ne viendra pas ajouter une énième victoire à ce film apprécié autant du public que de la critique.
Mais de quoi est fait un tel succès ? En quoi « Anatomie d’une chute » met en scène une histoire de femme qui parle à tant de personnes ? Et pourquoi la manière de filmer la singularité de ce parcours féminin est-elle fondée sur une esthétique innovante : un jeu de regards et de voix soumis à la dialectique d’interactions antagonistes qui amène, tour à tour, les spectatrices et les spectateurs à douter, s’interroger, s’identifier et finir par se réjouir du dénouement final.
Le synopsis se résume en quelques lignes : « Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple. »
Sandra (interprétée par Sandra Huller, césar de la meilleure actrice) est écrivaine. A l’inverse de Samuel, elle s’accomplit dans l’écriture et peut se vanter d’une certaine célébrité, malgré l’isolement à laquelle l’a contrainte son compagnon. Figure ambivalente à la beauté sylphide, à la fois distante et aimante, Sandra est surtout déterminée à vivre sa vie de femme, de mère et de créatrice. Elle est également, et depuis toujours, ambitieuse et résiliente.
Le jeu des regards
Dans « Anatomie d’une chute », il n’y a pas de certitude, aucune représentation préconçue n’encadre l’existence des membres de cette famille dont la vie va soudain basculer, balayée par la perte et le deuil. Ce sont plutôt des sensibilités et des points de vue mouvants qui diffèrent, s’opposent, finissent parfois par converger qui font le film... Car au fil de l’histoire, les regards et les voix composites des personnages se heurtent en nous démontrant que les relations sont d’une grande complexité et que la perception que l’on en a est, somme toute assez, relative. D’autant qu’une partie du drame qui se produit sous nos yeux est absorbée par le hors champ. De fait, nous sommes invité.e.s à rechercher la vérité, à l’instar de Daniel et de son chien-guide, Snoop, (référence évidente au rapper américain Snoop Dogg). Ce border collie, appelé Messi dans la vraie vie, est un personnage à part entière dans le film.
L’enfant, joué par Milo Machado Graner, et Snoop seront déterminants dans l’émergence de la vérité, elle aussi relative : « L'enfant n'a pas vu, il ne sait pas ce qu’il s'est produit et va devoir reconstruire un peu l'histoire, comme nous, précise la réalisatrice. En même temps, il y avait l'idée aussi que l'animal, son chien, a vu des choses que l'enfant n'a pas vu. Par contre, l'animal ne peut pas parler. » Ces deux êtres authentiques, sensibles, et apparemment fragiles, cassent totalement l’héritage du « male gaze » au cinéma. C’est en effet leur cheminement et leurs points de vue qui rendent le dénouement du film possible.
Anatomie d’une chute renvoie au film culte du réalisateur Otto Preminger Anatomie d’un meurtre, dont Justine Triet dit s’être inspirée plus pour sa dimension crue du détail que pour l’histoire : "Aujourd'hui, le robinet à fictions est tellement intense que je pense que les histoires et les personnages comptent, mais surtout le regard de celui ou celle qui pense. La façon de regarder est tellement plus importante ... »
Outre les regards, la musique participe elle aussi de la dramatisation du film. C’est P.I.M.P. de Fifty qui ouvre la première scène du film et le bal des tensions quand Samuel lance, du troisième étage de la maison, la musique à fond. On ne le voit pas mais on l’entend et ce vacarme interrompt l’interview que Sandra est en train de donner à la jeune doctorante venue lui rendre visite. Mais la musique rythme aussi la vie de l’enfant quand il joue au piano « Variation autour d’un prélude » pour s’aider tout au long du film à reconstruire les faits.
Faire entendre sa voix : le langage pour élaborer
Bien que l’on puisse se sentir en phase avec Sandra, ses petits mensonges, omissions, incohérences vont nous faire douter d’elle durant le procès. Car, nous non plus ne sommes pas à l’abri du modèle intériorisé de la bonne épouse et de la bonne mère, et, avouons-le, il s’en faut de peu pour ne pas se faire prendre par le regard moraliste, judicateur que porte l’avocat de la partie civile sur Sandra. Celui-ci va lui reprocher tour à tour d’être égoïste, violente, froide, calculatrice, manipulatrice, bisexuelle, et bien sûr d’avoir trompé Samuel.
Mais ce serait sans compter sur la voix de la protagoniste qui saura se défendre. Cette voix qui est un instrument d’analyse et d’élaboration dont jouissent les héroïnes de Justine Triet pour plier et dépasser leur destin et prendre en main leur existence : « Le langage est au centre de mes films, de plus en plus avec l'idée qu'il y a le langage de la pulsion, mais aussi le langage qui va nous aider à organiser cette pulsion, essayer de la comprendre et de la déchiffrer. Souvent dans mes films, les scènes sont vécues, mais sont aussi expliquées, revisitées. »
D’ailleurs, Sandra se frotte au langage quotidiennement : elle écrit, c’est elle qui a choisi l’anglais pour qu’aucune langue maternelle ne prime sur l’autre, ni celle de Samuel : le français, ni la sienne : l’allemand. C’est encore grâce au langage qu’elle va pouvoir se défendre, prouver à sa manière qu’un couple est, par sa nature même ,compliqué, retors, en proie à des contradictions violentes qui peuvent se décupler au sein d’un foyer clôt, le chalet où Samuel a voulu vivre isolé avec sa famille.
La relation des femmes au langage est souvent différente de celle des hommes qui n’aiment pas mettre en mots leurs maux existentiels, qui préfèrent la prise de décision à l’introspection, et évitent de parler de leurs sentiments et de leur vécu. Samuel tente en vain de s’émanciper de cette injonction, mais sa parole s’enferme et s’éparpille dans le ressentiment. Il culpabilise, se reproche l’accident qui a fait perdre la vue à son fils, et ne supporte pas la réussite de sa femme.
Au bout du compte, c’est sans doute les mots prononcés par l’enfant au juge qui sont les plus puissants, les plus beaux et les plus vrais. Ce sont eux qui vont permettre l’issue du procès. Snoop, que l’on entend - hors champ - laper devant la télé qui retransmet le verdict, n’est jamais très loin de lui.