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Des Alpes, au nord, à l’Aspromonte, au sud, en passant par la Sardaigne et la Sicile, de plus en plus de femmes gravissent les Hautes Terres des bergers à la recherche d’indépendance financière, d’épanouissement personnel et de revanche sociale. Elles ont des caractères forts, elles sont capables, entreprenantes et déterminées à faire avancer une « révolution du soin » qui propose un modèle social, culturel et économique alternatif à l’exploitation aveugle de la planète et à la production intensive de la logique capitaliste.
L’architecte paysagiste et documentariste Anna Kauber raconte leur histoire dans le documentaire In questo mondo (Dans ce monde, 2019), fruit de deux années de tournage, 17 mille kilomètres de voyage et 100 entretiens vidéos, pour un total d’environ 1000 heures d’enregistrement. « Les femmes de l’Apennin tosco-émilien et de l’arc alpin ont toujours pratiqué le pastoralisme, mais l’histoire officielle est patriarcale et personne n’avait parlé d’elles jusqu’à présent », explique-t-elle.
Les 18 protagonistes de ce récit intime et chorale ont entre 20 et 102 ans, et des niveaux socio-culturels très différents, mais elles partagent le désir de vivre de manière authentique et essentielle, en contact étroit avec la nature. À toutes les latitudes et toutes les altitudes, ces femmes ont subi les critiques de leur famille pour ce choix. Certaines d’entre elles étaient ingénieures, avocates, mathématiciennes qui, lasses de la ville, ont décidé de récupérer des terres abandonnées en altitude et des races en voie d’extinction, pour créer des filières alimentaires plus vertueuses et éthiques. D’autres sont filles de bergers et poursuivent l’activité de leurs parents en y apportant des améliorations et des innovations. « Dans le soin aimant qu’elles prodiguent aux animaux, dans la calme régularité des activités quotidiennes, elles se sentent libres – un concept qu’habituellement nous associons au désengagement. Même si elles travaillent comme des folles face à mille et une difficultés, elles ont un regard débordant de bonheur et d’émerveillement. »

Certaines d’entre elles ont des élevages à l’état semi-sauvage ou en bergerie, d’autres partent à l’aube et rentrent après le coucher du soleil. Maria Pia est une bergère itinérante du Piémont, qui suit ses animaux dans les plaines du Pô en hiver, va dans les alpages en été, jusqu’à deux mille mètres d’altitude, et se rend dans les saisons intermédiaires en Val di Sesia, où l’herbe est plus tendre. Caterina joue du violon quand elle emmène paître ses chèvres entre les vallées des Alpes et le Frioul. En Sardaigne, Efisia, malgré son âge, se refuse à abandonner le métier qui l’emplit de joie, alors qu’en Ombrie, Anne et Aste s’émeuvent du mystère de la vie chaque fois que naît un nouvel agneau. Avec elles, il y a Michela, Donatella, Rosetta, Gabriella, Anna, Maria, Marica, Lucia, Elia, Alessandra, Addolorata, Rosa, Brigida et Rosina et des milliers de chèvres et de brebis, chacune avec un nom propre, qui fixent souvent l’objectif, presqu’en posant, comme si elles voulaient prendre part, elles aussi, à ce récit collectif.
« Dans le soin aimant qu’elles prodiguent aux animaux, dans la calme régularité des activités quotidiennes, elles se sentent libres – un concept qu’habituellement nous associons au désengagement. Même si elles travaillent comme des folles face à mille et une difficultés, elles ont un regard débordant de bonheur et d’émerveillement. »
« Avec chacune d’entre elles s’est instaurée une relation d’empathie et d’échange profond, poursuit la réalisatrice. Nous étions absolument à égalité, devant et derrière la caméra. J’ai adopté une approche chorale faite de différentes cartes narratives justement parce que c’est un film qui appartient à toutes, et pas seulement à celles qui apparaissent au montage final, dont s’est chargé la talentueuse Esmeralda Calabria. Je considère ce projet comme partie prenante du cinéma éco-féministe, pour son hommage à la sororité et aussi parce que pour moi, le militantisme est depuis toujours une puissante source d’inspiration, à côté de la recherche de la beauté et de l’amour pour l’art et pour la nature. »
Sur le dialogue humain, rare, spontané et souvent non verbal, prédomine le son en prise directe. Le tintement des clochettes alterne avec les cris des animaux, leur lent ruminement, le claquement des sabots, le bruit des feuilles qu’on foule, le musique de la pluie et du vent, au milieu de paysages de montagne inaltérés, à l’extraordinaire pouvoir évocateur. Primé comme meilleur documentaire italien au 36ème Festival du Film de Turin et à l’ExtraDocFestival 2019, In questo mondo a été projeté en salles dans de nombreux endroits. « Certaines des protagonistes ont fait connaissance durant les présentations du film. C’était parfois la première fois qu’elles franchissaient les frontières de leur région. »

Bien sûr, les difficultés ne manquent pas, bureaucratiques avant tout, mais aussi économiques car les bergères ne parviennent pas toujours à obtenir une juste rémunération pour la vente de leurs produits. « Habitués aux aliments esthétiquement impeccables des supermarchés, les gens ne savent plus apprécier la nourriture qui présente des signes d’imperfection en vertu justement de sa facture artisanale », explique Kauber. Il y a, ensuite, les dangers liés à la présence du loup, désormais endémique dans les Alpes et les Apennins. « Ce sont des politiques européennes sur la wilderness, d’inspiration américaine, qui l’ont réintroduit. Elles n’ont pas pris en considération le fait que l’Italie est un pays de petit taille, rugueux, aux traditions agrosylvopastorales très anciennes qui doivent être préservées. Il nous faut dépasser cet environnementalisme de salon typique de la culture urbano-centrée et comprendre que les enclos ne suffisent pas pour protéger les animaux de la faune sauvage, d’autant qu’on parle de 1200 têtes de bétail sur les pentes des Alpes, et que les chiens de bergers ont un coût et qu’il faut les nourrir. Ça me désole qu’on abatte des loups mais je souffre bien plus lorsque ce sont des spécimens de races ovines et caprines en voie d’extinction qui meurent. »
Il y a, enfin, les menaces de ceux qui tentent de s’accaparer leurs terrains pour obtenir les fonds de l’Union européenne destinés aux pâturages. C’est le cas d’Assunta, bergère de la Ciociaria qui vit de transhumance entre le Latium et la Campanie, qui a subi ces dernières années diverses intimidations et agressions – tuyaux coupés, enclos endommagés et animaux blessés et tués. « Ce sont des actes terribles, qui rappellent de manière très explicite le langage mafieux. Ne la laissons pas seule ! », nous exhorte Kauber.