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Par Ferida Pacha
Revenir à Constantine me fait du bien. Je suis tellement heureuse de revoir mes tatas, mes oncles et autres membres de ma famille. Pour la première fois, je réalise à quel point je ne me suis pas intégrée en France ou disons plutôt que je me prends ma désintégration en pleine face. Me l’avouer rend la chose moins effrayante. L’exil n’est pas une condition normale. J’admire celles et ceux qui y arrivent. Je veux dire qui arrivent à s’adapter ailleurs. Ailleurs, je suis malade. Ici, je le suis moins. Il est peut-être temps de me poser et d’affronter enfin ce qui me fait si mal : mon départ de mon pays survenu il y a dix-huit ans.

Il y a dix-huit ans, j’avais dix-huit ans et j’habitais à Constantine. J’étais en Terminale au lycée El-Houriyya situé au centre-ville. Depuis ma Cité du 20 août 1955, je m’y rendais chaque matin en taxi. J’avais un budget mensuel de 1000 dinars que je gérais comme une cheffe. Les mardis, je finissais les cours plus tôt grâce à une dispense en sport obtenue en raison d’atroces douleurs aux articulations que je traînais depuis ma puberté. J’allais alors me faire coiffer chez Sissi, à quelques pas du lycée. Nous n’avions pas d’eau courante et c’était le moyen le plus pratique pour me laver les cheveux. La toilette quotidienne était plus acrobatique. C’était toute une organisation pour faire des réserves d’eau, la chauffer dans une grande casserole et se laver dans une bassine. L’eau savonneuse était ensuite récupérée dans un seau et servait pour les toilettes. Aller au hammam n’était pas possible car mon emploi du temps ne laissait aucun créneau libre. Cette année-là, une seule chose m’importait : avoir mon bac.
Dix-huit ans plus tard, j’ai le sentiment d’avoir erré à la recherche de moi-même. Je pèse cinquante-quatre kilos contre cinquante kilos avant. Il y a eu une période où mon poids est monté jusqu’à cinquante-sept kilos. Les rondeurs me vont bien, mais je préfère être mince et pouvoir enfiler sans encombre mon trente-huit et mon quatre-vingt-dix B. Non pas que le poids m’obsède (en fait un peu, si), mais je vois mon corps se transformer, des rides, sur mon visage, imperceptiblement, se creuser et cela m’effraye. Je vieillis !
Je n’en veux plus à mes parents pour notre départ. Je crois même que je les aime plus que tout. Ma hantise est de les perdre et je me rends compte, en même temps que je me rends compte que je vieillis, que les perdre fait partie du contrat. Ce contrat que je ne me souviens pas avoir signé : le contrat « grandir ». Quelle arnaque !

Dix-huit ans plus tard, j’enfile toujours mes jupes d’alors. Je mets infiniment moins de temps à me maquiller. J’aime toujours autant me maquiller. Je suis toujours obligée de m’épiler. Mes cheveux sont moins bouclés et j’ai toujours cette fâcheuse tendance à les couper en quatre parce que je ne supporte toujours pas d’avoir des fourches. Cela advient quand je suis stressée et je le suis souvent.
Je suis devenue professeure d’arabe. Celle que j’étais il y a dix-huit ans, quand elle a eu son Bac voulait être architecte. Cela n’a pu se faire. Je ne le regrette pas. Elle (donc moi) voulait aussi faire les Beaux-Arts et cela n’a pu se faire non plus. Je continue de peindre, de dessiner au crayon, au fusain, à l’encre de Chine, des natures mortes et des calligraphies qu’il m’arrive parfois de réaliser en broderie. J’aime peindre, dessiner, broder, créer de mes mains. Ce sont des moments de réel équilibre.
Fondamentalement, je suis toujours une rêveuse. Boudeuse, j’essaie de ne pas l’être autant qu’avant. Mon pessimisme est là. Mon amour de la vie aussi, mais je n’ai pas d’amoureux. L’amour est ce qui manque à ma vie. Enfin, non pas l’amour, mais l’homme de ma vie. Celui dont je suis persuadée qu’il me cherche et m’attend, comme je le cherche et l’attends aussi.
Si mes deux « moi » se rencontraient, celle d’aujourd’hui ferait sûrement la morale à celle d’il y a dix-huit ans, comme une grande sœur. Comme je le fais parfois avec ma propre sœur. Elle lui dirait de manger mieux, de manger tout court. Je ne sais pas si celle d’il y a dix-huit ans aurait aimé celle d’aujourd’hui. En tout cas, moi j’aime celle que j’étais, mais je ne sais pas si j’aime celle que je suis devenue. Je sais que je la respecte parce qu’elle est courageuse, tenace et qu’elle ne lâche rien. Je la regarde pourtant avec curiosité. En fait, je me regarde avec curiosité, comme si je ne me reconnaissais pas, sans doute parce que je vieillis et que cela m’effraye.
J’aime toujours écrire, mais j’écris beaucoup moins qu’avant. Mon rapport à l’écriture a bien changé. Il y a dix-huit ans, il me suffisait d’être devant mon carnet pour écrire. Le moindre temps libre était dédié à l’écriture, à l’époque, de poèmes. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Le fait d’avoir étudié la littérature a entamé ma spontanéité d’alors. Un peu comme si décortiquer des écrits avait gâché mon désir, mon besoin d’écrire.

Le roman commencé il y a neuf ans est resté en suspens. Je n’en ai écrit que l’épilogue, le prologue et le premier chapitre. Ce devait être un roman d’espionnage avec une belle histoire d’amour qui se termine bien, c’est-à-dire une histoire où les deux amoureux finissent par être réunis, ensemble et heureux de regarder dans la même direction comme dans les cartes postales de mon adolescence. Les amoureux de mon roman inachevé s’appellent Layal et Ilyas. Elle était Algéro-Palestinienne. Il était Syro-Grec. Peu de temps après l’avoir rencontré, un jour d’été alors qu’elle déambulait dans les rues de Khandakos, une îles des Cyclades, il disparaissait. Layal était avocate et vivait à Paris. Elle décide d’aller à sa recherche et donc de retourner en Grèce. Ce qu’elle fit, accompagnée de son frère, Chams. Elle découvrira qu’Ilyas est impliqué dans la mort de leurs parents survenue des années auparavant. Mais jusqu’à quel point l’était-il ? Il s’agissait d’un assassinat politique, mais Layal et Chams avaient depuis longtemps appris à vivre avec l’idée que ce crime resterait impuni. Se retrouver devant l’assassin présumé de leurs parents allait changer la donne. Tomber amoureuse de cet homme était juste insupportable. Tiraillée entre son amour et son désir de vérité, Layal persistera à poursuivre ses recherches au-delà des apparences et elle aura eu raison de le faire…
Je n’ai donc pas fini d’écrire mon roman. À la place, j’ai préparé et soutenu une thèse sur l’imaginaire dans l’Arabie du VIIe siècle. Il y a dix-huit ans, je ne pensais pas aller aussi loin dans mes études. Quand je regarde en arrière, je me demande « Pourquoi est-ce que je me suis infligée tout ça ? ». Comment j’ai fait pour survivre à toutes ces années ? Je l’ignore, mais je soupçonne qu’il faut une certaine capacité à sortir de soi pour se donner l’illusion de faire face et continuer d’avancer malgré tout. Pourtant rien de cet affrontement intérieur n’est évident tant il soulève questions, souvenirs brouillés et rêves avortés. La réalité l’emporte. Je n’aime pas la réalité. Elle me gâche la vie et assombri mes rêves.

Il y a dix-huit ans, j’avais des rêves et un avenir trop incertain. Quand j’osais l’imaginer un peu, mon avenir était simple où à trente ans (horizon très lointain), j’aurais eu mon cabinet d’architecte et une famille à moi. Je n’ai eu ni l’un, ni l’autre. Pas plus à trente ans qu’aujourd’hui.
Non, je suis devenue professeure d’arabe dans un environnement hostile à l’Arabe. Pour conjurer cette haine, j’ai appris une nouvelle langue, le grec moderne, qui m’a permis de communiquer avec mes amis de Crète devenus ma famille de cœur tout comme le grec est devenu ma langue de cœur. Il a été une évidence, comme si toute ma vie j’avais baigné dedans. Mes deux langues maternelles, l’arabe et le français, sont par trop semblables. La perspective qui s’est ouverte à moi avec le grec est infinie et surtout infiniment plus souriante. Le grec est désormais ma langue, celle que j’ai choisie et qui a accepté de se donner à moi. J’ai aimé dans cette langue, d’amitié et d’amour. L’amour s’en est allé. L’amitié dure toujours.
Il y a dix-huit ans, je crois que je ne savais même pas où se trouvait la Crète ou peut-être vaguement. Le temps parcouru me semble tellement irréel. J’ignore si je sais qui je suis. J’ignore où est « moi » dans tout ce que je fais et le sentiment de m’en approcher seulement quand mon corps est malade. Le mal atténue l’angoisse quand l’exil la met à nu.