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«En tant que femmes, au moment de voter, il est important d’identifier qui a nos intérêts à cœur. » Cette inquiétude de Gemma Candela, militante des collectifs féministes du quartier madrilène de Tetuán, est partagée par de nombreuses défenseurs des droits des femmes en Espagne, en particulier des défenseuses des droits sexuels et reproductifs des femmes.
Bien que l’avortement en Espagne soit autorisé par la loi, il n’est pas encore appréhendé en termes de droits des femmes, ce qui donne lieu à d'énormes lacunes lorsqu’il s’agit de l’exercer. Pour imposer son propre programme, l'extrême droite profite de ce flou juridique.
En Espagne, l’avortement est dépénalisé depuis 1985 par une loi amendée en 2010 qui légalise l'avortement sélectif jusqu’à 14 semaines de grossesse et jusqu'à 22 semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère ou de malformations fœtales graves. Néanmoins, ce qui est frappant, c’est que dans huit provinces et dans les deux villes autonomes, Ceuta et Melilla, aucun avortement n’a été pratiqué depuis 30 ans. De plus, dans les hôpitaux publics tels que La Paz ou Clínico San Carlos à Madrid et l'hôpital Virgen de la Arrixaca à Murcie, le personnel médical plaide l’objection de conscience pour éviter d’interrompre les grossesses.
Le cas de Marta Vigara a déclenché de nouvelles critiques de cet ancien modus operandi du personnel médical au sein de certains hôpitaux publics espagnols. Dans une interview à la radio, elle a dénoncé les mauvais traitements institutionnels, les violences obstétricales et la violation de la loi sur l’avortement (approuvée il y a onze ans) dont elle a été victime en décembre 2020 à la clinique San Carlos de Madrid. Elle raconte qu’à 17 semaines de grossesse, elle a subi une rupture prématurée du sac amniotique et une perte de liquide amniotique, ce qui peut signifier une mauvaise maturité pulmonaire et des déformations dans les articulations du fœtus. Bien qu’on lui ait dit qu'elle pouvait interrompre sa grossesse, elle s’est vue refuser ce droit et une intervention médicale dans cet hôpital.
« Ils disent qu’ils prient, mais en fait, ils coincent et harcèlent les femmes; certains jeunes étaient vêtus de blouses blanches et jetaient des poupées démembrées tachées d’encre rouge »
Depuis 2009, tous les professionnels de ce service sont objecteurs de conscience et refusent de pratiquer l’avortement dès qu’un battement de cœur fœtal est enregistré. Ainsi, orientent-ils les femmes vers des cliniques privées. C'est précisément ce qui s'est passé avec Marta. Cela met en lumière une irrégularité dans la loi telle qu’elle est actuellement applicable, laquelle permet l’objection de conscience des professionnels individuellement mais pas collectivement.
La victoire des « sorcières » : le harcèlement par des groupes anti-avortement aux portes des cliniques sera considéré comme un crime
Dans la plupart des cas, les femmes qui fréquentent les cliniques privées sont également confrontées à des groupes de pression anti-avortement qui se rassemblent aux portes des cliniques, réprimandant, contraignant et harcelant celles d’entre elles qui y viennent pour interrompre leur grossesse. De tels incidents se produisent fréquemment dans la clinique Dator de Madrid, la première clinique en Espagne autorisée à pratiquer les interruptions volontaires de grossesse.
Gemma habite dans les environs de Tetuán, le quartier où se trouve ce centre médical. Avec des membres du collectif féministe, elles ont appelé d’autres mouvements féministes de Madrid à empêcher les groupes anti-avortement d’envahir ce quartier. L'événement a eu lieu en décembre 2020, aux alentours du 28, Jour des Saints Innocents, « une date très symbolique » pour ces groupes anti-choix.
« Ils disent qu’ils prient, mais en fait, ils coincent et harcèlent les femmes ; certains jeunes étaient vêtus de blouses blanches et jetaient des poupées démembrées tachées d’encre rouge », rapporte Gemma. Elle précise que les collectifs féministes, contrairement aux groupes anti-avortement, qui avaient demandé l’autorisation de manifester à la délégation gouvernementale, ont résisté à ce harcèlement en protégeant les entrées de la clinique pendant trois jours, et en scandant des chants de défense des droits des femmes comme un acte de résistance non-violente. « Le droit à l'avortement est un enjeu clé dans la lutte féministe », ajoute-t-elle.
L’abandon de ce droit est depuis toujours un point fort de la droite ultra-conservatrice. Celle-ci s’est imposée, ces dernières années, sur la scène politique espagnole, grâce à l'incursion du parti Vox et à la dérive de l’aile plus conservatrice du Parti populaire (PP) issu de la vieille politique, héritier de l’Alliance populaire, un « projet franquiste de démocratie ».
Le 21 septembre, lors d’un débat à la chambre des députés pour que le harcèlement des femmes devant les services d’IVG (Interruption Volontaire de Grossesse) soit reconnu comme un crime, le député de Vox, José María Sánchez García, a qualifié de « sorcière » la députée socialiste Laura Berja. La séance a donc été marquée par cette insulte sexiste et le déni du droit à l'interruption volontaire de grossesse par l’extrême droite ; mais finalement tous les groupes parlementaires, à l'exception de Vox et du Parti populaire, ont soutenu cette loi visant à faire du harcèlement un délit.
Le langage offensant et incendiaire est devenu le ton de référence des chambres espagnoles, orchestré par les représentants de ce parti d’extrême droite qui, au lieu de proposer des mesures sociales ou de présenter un projet politique, se nourrit de ce type d’interventions qui appellent à la polémique et incitent à la haine, notamment contre les migrants, la communauté LGTBQI+ et les féministes.
Ce qu'ils appellent ouvertement leur combat contre « l'idéologie du genre » se traduit principalement par la négation du droit à l'avortement, la critique du mariage homosexuel et la demande d’abolition de la loi contre les violences de genre, dans un pays comme l'Espagne où 1113 morts ont été enregistrées, du 1er janvier 2003 à aujourd'hui, en raison des violences sexistes.
Néanmoins, ce qui est frappant, c’est que dans huit provinces et dans les deux villes autonomes, Ceuta et Melilla, aucun avortement n’a été pratiqué depuis 30 ans.
Le lobby ultra-catholique Hazte Oír, allié de l’extrême droite
La fixation de cette formation d’extrême droite contre les droits des femmes, et qui qui appelle à la criminalisation du mouvement féministe, ne siège pas exclusivement dans les parlements régionaux et nationaux. Ami de Le Pen, Salvini et Orbán, ce parti a été maintes fois interpellé pour ses liens avec le lobby espagnol ultraconservateur HazteOir / CitizenGO.
Selon plusieurs études, comme celle publiée par Open Democracy ou le rapport de la Fondation Rosa de Luxemburg, Ignacio Arsuaga, le fondateur de Hazte Oir a utilisé les deux organisations pour tenter d’obtenir un soutien électoral et économique pour Vox. Une collaboration étroite qui a servi de carrière politique à certains membres du lobby ultra-catholique.
Prenons l’exemple de Gádor Joya, médecin de profession, député à l'Assemblée de Madrid pour Vox et l’une des voix les plus extrêmes du parti. C’est une figure familière que l’on retrouve aux portes des services d’IVG, où elle se rend en camionnette pour faire des échographies et donc faire pression et intimider les femmes venant interrompre leur grossesse. De tels actes violent clairement les droits reproductifs et sexuels des femmes ; mais si la proposition approuvée au Parlement continue à suivre son cours, ces actes seront bientôt considérés comme une infraction pénale.