Cette publication est également disponible en : English (Anglais) العربية (Arabe)
La Tunisie enregistre son premier cas de contamination au coronavirus le 2 mars 2020. Le 22 mars tout le pays va se barricader pour vivre une expérience inédite de confinement général, qui durera jusqu’au 3 mai. Fermeture des écoles, des cafés et restaurants, des stades, des lieux de culte et de culture, des tribunaux, des frontières, interdiction de circuler entre les régions, arrêt de la majorité des établissements publics et des usines... Jamais les libertés n’ont autant été contrôlées, quadrillées, voire mises en berne. Dans ce contexte de limitations au minimum du droit au déplacement, les femmes tunisiennes ont subi des violences physiques provenant de leurs maris, de leurs pères ou de leurs frères.
Dans ce contexte de limitations au minimum du droit au déplacement, les femmes tunisiennes ont subi des violences physiques provenant de leurs maris, de leurs pères ou de leurs frères.
Agressions, qui ont révélé les limites de l’arsenal juridique censé protéger leur intégrité physique, en particulier la loi organique de juillet 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.Une législation avant-gardiste et conçue selon les standards internationaux en la matière, qui définit la violence conjugale, prend en charge les victimes et prévoit entre autres la mise en place d’unités spécialisées basées dans les postes de police et ceux de la garde nationale pour recevoir les femmes victimes.
Huit jours après le début du confinement général lors d’un passage sur la radio privée Mosaique FM la ministre de la Femme, de l'Enfance et des Personnes âgées, Asma Shiri indique le 29 mars, que le nombre d'agressions à l’encontre des femmes « a été multiplié par cinq par rapport à la même période en 2019». Selon la ministre : « plus de 40 femmes victimes de violences ont été signalées du 23 au 29 mars, contre sept alertes durant la même période en 2019. La plupart des victimes sont des femmes vivant dans des zones de l'intérieur du pays, âgées de 30 à 40 ans et ayant un niveau scolaire primaire et secondaire ». Les agressions sont verbales ou physiques, et ont nécessité des cas d’hospitalisation. Au cours du mois d’avril et toujours selon le gouvernement, la violence à l’égard des femmes va se multiplier par sept puis par neuf par rapport à la même période de l’année précédente.

Un parcours de la combattante
« Nous avons été éjectée ma mère et moi de notre domicile par mon père. Dans un élan de colère celui-ci a fini par mettre dehors toute sa famille. Nous avons tourné une bonne partie de la nuit en voiture avant d’être hébergées chez des proches. Il a fallu l’intervention de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) pour que nos plaintes soient prises au sérieux par les unités spécialisées pour enquêter sur les infractions de violence à l’égard des femmes », se rappelle Ines, militante associative vivant dans un quartier résidentiel de Tunis.
La violence à l’égard des femmes, une manière d’exercer une emprise sur elles, s’est révélée en fait transversale et a couvert toutes les couches socio-professionnelles.
« Il y a eu des tensions y compris dans les classes supérieures où la femme a télétravaillé pendant le confinement et le mari pas. Une compétition s’est alors installée, les hommes n’assumant pas cette entière disponibilité très sexuée selon eux à l’intérieur de la maison », affirme la juriste, militante et spécialiste du féminisme Hafidha Chekir.
C’est un parcours du (de la) combattant(e) qu’ont affronté les femmes victimes d’agressions dans des circonstances inédites en Tunisie où tous les services y compris sociaux-éducatifs, judiciaires et de santé reproductive ont été suspendus pendant près de trois semaines. D’un autre côté les unités spécialisées censées recueillir les plaintes des femmes et les protéger, 128 en tout dans l’ensemble de la République, des structures intégrées aux commissariats de sureté nationale et de garde nationale, semblent avoir été peu rodées un peu plus de deux années après leur mise en place.
« Ce n’est pas le moment. Nous avons d’autres chats à fouetter !», ont répliqué plusieurs agents de ces équipes à des femmes victimes de violences conjugales, témoigne Hafidha Chekir.
Pour Yosra Frawes, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, les unités spéciales ont fonctionné selon le rythme de l’avant confinement : « C’est-à-dire du lundi au vendredi, jusqu’à 16h. Les moments de pic de violence leurs échappent. Quand les femmes subissent des agressions pendant le weekend, elles sont obligées de se diriger vers les postes de police ordinaires ».

La décision prise le 23 mars de reporter toutes les audiences des affaires civiles y compris celles concernant la conciliation ont perturbé l’accès des femmes à la justice. La vulnérabilité physique, morale et économique des femmes allant croissante, l’appel urgent de la société civile au Conseil supérieur de la magistrature du 20 avril est venu exhorter cette instance pour mettre fin à l’impunité des agresseurs. Le Conseil promet alors le retour progressif du travail des juridictions à partir du 4 mai.
Clichés discriminatoires
Au-delà de la faillite dans la prise en charge des femmes victimes et de leur accès également limité au monde associatif, lui-même confiné et ayant choisi un format de soutien et d’accompagnement psychologique et juridique par téléphone, le temps de la pandémie a exacerbé les clichés discriminatoires et disqualifiant par rapport au féminin. Sur les réseaux sociaux abondent des plaisanteries et commentaires sexistes du genre : « Profite donc de cette période pour dresser ta femme, les tribunaux sont fermés !».
Dans un article publié sur le site de Réalités online du 22 avril, le média prend expressément le parti du mari agresseur, justifiant, voire banalisant et normalisant la violence et passant sous silence la souffrance de la victime : « Depuis le début du confinement sanitaire total obligatoire en Tunisie, le mari est contraint de rester chez lui, et en contact permanent avec son épouse. Une situation inédite et dont il n’a pas l’habitude. Les nerfs lâchent trop souvent».
Très peu présentes sur les plateaux de télévisions exceptées pour parler de santé, les femmes tunisiennes ont fini par faire l’objet d’un curieux décret gouvernemental publié le 2 mai à l’occasion du début du déconfinement ciblé. Le texte prévoit le maintien en confinement total de plusieurs catégories de personnes dont les séniors de plus de 65 ans et les mères d’enfants de moins de 15 ans, au moment où l’activité économique reprenait, à partir du lundi 4 mai. Devant les protestations et pressions de la société civile exprimées à travers les réseaux, le gouvernement fait marche arrière, annule le décret et prétexte une erreur dans sa formulation.
Dans un rapport publié en juin par l’ONG féministe Beity (Ma Maison), fondée par la juriste et féministe Sana Ben Achour, document intitulé : « La Covid-19, révélateur et facteur aggravant des inégalités intersectorielles envers les femmes», l’association recommande de tirer une leçon de la période qu’ont vécue les Tunisiens au cours des mois de mars et février 2020. Il est temps de sortir du « bricolage qu’a imposé l’urgence » pour s’attaquer résolument à l’après-COVID-19, préconise-t-elle. En particulier en réfléchissant : « à une politique publique féministe sur la base d’une approche intersectionelle des rapports sociaux visant l’autonomisation des femmes ».