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La presse internationale s’est récemment fait l’écho du débat autour de l’avortement en Espagne avec des titres tels que « Après la France, l’Espagne veut inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution ». Or selon plusieurs associations féministes, la proposition du gouvernement d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution ne résout pas les problèmes réels : la controverse porte sur la manière dont la loi est appliquée et sur l’accès effectif à ce droit pour toutes les femmes, y compris les migrantes.
Une « politique de diversion »
« Il y a des choses plus urgentes à résoudre concernant l’avortement que de l’inscrire dans la Constitution », affirme la féministe et ancienne députée du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) Consuelo Catalá, qui pendant des années a facilité des avortements à Valence quand ils étaient encore illégaux et a participé en tant qu’experte à la rédaction de la loi de 2010. Pour cette infirmière retraitée, qui a été une référence dans la lutte pour la santé sexuelle et reproductive des femmes, l’initiative risque de devenir « une utilisation partisane d’un droit et d’une revendication historique des femmes ». « Je pense que cette question relève d’une politique de diversion. Autrement dit, on élude les problèmes concrets liés à la mise en application de la loi sur l’avortement », insiste-t-elle.
La proposition du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez (après la fausse information diffusée par le parti d’extrême droite selon laquelle les femmes qui avortent seraient victimes d’un prétendu syndrome post-avortement) est d’inscrire le droit à l’avortement à l’article 43 de la Constitution, qui reconnaît le droit à la protection de la santé. Cependant, bien que l’avortement ne soit pas mentionné dans la Constitution, on considère qu’il fait partie du contenu de l’article 15, garantissant le droit à la vie et à l’intégrité physique et morale, en tant que droit fondamental.
« Depuis que le Tribunal constitutionnel s’est prononcé sur la loi de 2010, l’avortement est considéré comme un droit fondamental au titre de l’article 15 de la Constitution. Pourtant, ce qui est proposé ici, c’est de l’approuver au titre de l’article 43, qui n’est pas un droit fondamental », explique Catalá. Inclure le droit à l’avortement à l’article 43 en diminuerait ainsi la protection, selon elle.
Des années de lutte, un droit récent
Dans Un aborto, 8.000 pesetas, la journaliste Paula Boira Nacher, raconte comment en 1977, alors jeune étudiante de 23 ans, elle a voyagé pendant plusieurs jours pour pouvoir avorter. Après un passage par Barcelone, elle a finalement pu le faire à Paris. Son récit est celui de centaines de milliers d’Espagnoles qui ont traversé la frontière pour avorter dans de bonnes conditions sanitaires. Ce voyage a marqué un tournant dans sa vie et l’a liée à jamais à la lutte pour la liberté sexuelle et reproductive des femmes.
Alors que le Royaume-Uni a légalisé l’avortement en 1967 et la France en 1975, l’Espagne l’a dépénalisé en 1985 dans trois cas — risque pour la santé, viol et malformations fœtales graves. Ce n’est qu’en 2010 que le droit des femmes à interrompre volontairement leur grossesse pendant les 14 premières semaines a été reconnu. La loi de 2023 a rendu les jeunes de 16 et 17 ans autonomes, en excluant le consentement parental, a supprimé le délai de réflexion obligatoire de trois jours et a instauré la création d’un registre des médecins objecteurs de conscience afin d’assurer la disponibilité de la prestation dans les services de santé publique.
« Depuis que le Tribunal constitutionnel s’est prononcé sur la loi de 2010, l’avortement est considéré comme un droit fondamental au titre de l’article 15 de la Constitution. Pourtant, ce qui est proposé ici, c’est de l’approuver au titre de l’article 43, qui n’est pas un droit fondamental »
L'objection de conscience : un obstacle majeur
L’objection de conscience est devenue un des principaux obstacles aux avortements dans les centres publics. C’est le droit pour un professionnel de refuser un acte médical qu’il juge contraire à ses convictions, mais son exercice pose la question de la conciliation entre la liberté de conscience du soignant.e et le droit des patientes à accéder aux soins. « On n’a pas réglementé l’objection en pensant à la conscience, mais en pensant que le professionnel a le dernier mot sur ce qu’il veut faire. Par conséquent, cela finit par être une objection professionnelle. C’est le.a professionnel.le qui décide des droits des femmes», souligne Francisca García, présidente de l’Association des Cliniques Agréées pour l’Interruption de la Grossesse (ACAI). À cela s’ajoute le fait que la pratique de l’IVG reste stigmatisée : « Cela n’apporte rien au CV. »
La région de Madrid refuse de fournir la liste des objecteurs de conscience malgré son obligation légale. « Les médecins ont l’obligation d’offrir tous les services de santé couverts par la Sécurité sociale, et si quelqu’un veut exercer son droit d’objection de conscience, il l’exercera individuellement, voilà pourquoi il faut établir les registres des objecteurs de conscience [...] pour garantir le service avec d'autres médecins qui ne font pas objection », insiste l’avocate Gema Fernández de Women’s Link Worldwide. L’organisation WLW représente Women on Web, un fournisseur d’avortements médicamenteux en ligne dont le site est bloqué par l’Agence espagnole des médicaments et des produits de santé (AEMPS), dénonce par ailleurs Fernández
Manque d’accès à l’avortement dans les hôpitaux publics
Malgré les avancées juridiques, l’accès public et gratuit reste une question non résolue. Plus de 80 % des interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont lieu dans des centres privés agréés. A noter que la gestion de la santé en Espagne dépend de chaque région autonome. Dans la région de Madrid, 99,6 % des IVG de 2023 ont été réalisées dans des cliniques privées agréées en contrat.
« Depuis la loi de 1985, l’avortement en Espagne s’est principalement réglé de cette façon : les services publics concluent des accords avec des centres spécialisés pour effectuer la prestation. Il y a d’autres actes contractés, ce n’est pas seulement l’avortement », explique Francisca García, de l’ACAI.
Catalá précise que clinique agréée ne signifie pas la même chose « que privée non agréée ». « La femme se rend dans une clinique agréée et ne paie pas l’intervention : l’intervention est payée par l’État, car elle fait partie du panier des services », affirme-t-elle.
La ministre de la Santé, Mónica García, a insisté sur la nécessité de réaliser les avortements dans le système de santé publique lors de la présentation d’un rapport datant d’octobre 2025 sur le sujet. « Premièrement, pour éviter la double privatisation dans laquelle non seulement les communautés paient des cliniques privées pour effectuer les avortements, mais aussi, lorsqu’une femme est expulsée de notre système public, elle doit chercher cette prestation à l’extérieur — une prestation qui, je le répète, figure dans notre panier de services. Deuxièmement, parce que nous voulons garantir la liberté de choix des femmes », a-t-elle déclaré.
Elle a par ailleurs assuré que faciliter le droit à l’avortement dans la santé publique permet de garantir la continuité des soins. La plupart des femmes découvrent et suivent leur grossesse dans les services publics, a expliqué García. Quand un problème grave est détecté (par exemple une malformation), certaines choisissent d’interrompre la grossesse, mais souvent elles doivent quitter le public et aller dans le privé pour le faire. Cela rompt le lien avec les professionnel.les qui les suivaient.
Même si la loi prévoit l’accès à l’IVG pour les femmes sans carte sanitaire ou en situation administrative irrégulière, plusieurs régions dressent des barrières administratives — par exemple, certaines exigent que la femme soit inscrite au registre municipal pour pouvoir accéder à l’IVG.
Les femmes sans papiers, ignorées
Même si la loi prévoit l’accès à l’IVG pour les femmes sans carte sanitaire ou en situation administrative irrégulière, plusieurs régions dressent des barrières administratives — par exemple, certaines exigent que la femme soit inscrite au registre municipal pour pouvoir accéder à l’IVG — ce qui complique encore l’accès pour des femmes comme María (un nom fictif pour protéger son identité).
María a dû payer 600 euros pour avorter dans une clinique agréée à Saragosse en janvier 2021. « Je me suis sentie assez abandonnée », reconnaît cette Brésilienne de Salvador de Bahia, qui avait alors 32 ans et se trouvait en situation administrative irrégulière. « Qu’il s’agisse du traitement reçu à la clinique ou de l’attitude de certaines personnes espagnoles. Le pays se présente comme très ouvert, mais moi je vois une double morale qui ne colle pas », ajoute-elle.
Abandonnée aussi par le mouvement féministe. « Elles sont féministes pour elles-mêmes. Il n’y a pas de soutien pour une femme féministe, immigrée », critique-t-elle. L’organisation Comisión Aborto Madrid dit pourtant être consciente de la discrimination que subissent les femmes migrantes en situation administrative irrégulière. « Je vois des jeunes femmes qui n’ont pas encore passé les trois mois requis en Espagne pour pouvoir accéder à notre système de santé public et ne peuvent pas non plus avorter », constate Elena Martín, porte-parole de l’organisation. « Beaucoup de jeunes femmes restent sur le carreau. Elles sont dans une situation économique très vulnérable et ne savent pas vers quelles ressources se tourner», dénonce-t-elle.
C’était le cas de María. Elle venait de terminer ses études de philologie portugaise et n’avait pas les moyens de financer son IVG. C’est son partenaire de l’époque qui a payé. Elle a choisi la méthode chirurgicale, plus coûteuse que la méthode médicamenteuse, car c’était la solution la plus adaptée à sa situation de jeune fille au pair : « Je vivais dans la maison : je dormais, je mangeais, je travaillais là. Cela aurait été très délicat par médicament. »
« Ce jour-là, je suis sortie complètement détruite émotionnellement, même si ma récupération physique a été parfaite. Il est très facile, en Espagne, d’agiter un drapeau violet [NDLR : couleur symbolique du mouvement féministe dans de nombreux pays] et de dire que l’on est en faveur de l’avortement, mais on ne sait pas vraiment ce qui se passe à l’intérieur d’une clinique », souligne-t-elle.
Harcèlement et intimidations des ultra-conservateurs en hausse
À la discrimination s’ajoute le harcèlement de la part de groupes ultraconservateurs. « Dans une des cliniques privées, qui fut l’une des pionnières à pratiquer les premières interruptions à Madrid, le harcèlement est violent », dénonce Elena Martín. Chaque année, les intimidations et les agressions s'accroissent. « Même nous, en tant que mouvement féministe, on nous apostrophe de façon de plus en plus agressive. L’année dernière, nous avons vraiment eu peur. Ils nous ont insulté, menacé et intimidé », détaille-t-elle.
Le lundi 17 novembre a commencé à Vitoria- Gasteiz un procès contre vingt-et-une personnes ayant participé à des rassemblements anti-avortement devant une clinique de cette ville, au Pays basque. Elles sont accusées d’avoir organisé des tours de garde afin de contraindre et harceler toutes les patientes qui entraient. C’est la première fois qu’un procès de ce type se tient en Europe, ce qui rend la décision particulièrement importante. Les manifestations ont eu lieu entre le 28 septembre et le 4 novembre 2022. Les accusés risquent cinq mois de prison pour délit de coercition, une peine qui pourrait être remplacée par cent jours de travaux d’intérêt général.
Pour Catalá, l’avortement est constamment menacé car il constitue « une insoumission absolue au mandat prioritaire de la société patriarcale ». « Quand tu pratiques un avortement volontaire, tu t’opposes aux injonctions patriarcales d’être épouse et mère. Tu dis : regardez, sachant que je suis enceinte, je dis non !», s’exclame-t-elle.
Un droit qui n’est encore pas pleinement acquis
De plus, la formation aux avortements existe à peine dans les facultés de médecine ou d’infirmerie, ce qui pose un problème à moyen terme : la génération actuelle qui pratique les avortements vieillit et il n’y a pas de relève en matière de formation. « C’est très grave. Que va-t-il se passer ? Que personne ne saura faire d’avortements », avertit Catalá.
Les militantes interrogées sont convaincues que le droit à l’avortement ne peut pas être tenu pour acquis. « Tout n’est pas acquis, il y a des femmes qui continuent d’avorter hors d’Espagne », déplore Martín. En effet, des femmes de plus de 22 semaines de grossesse présentant des anomalies fœtales - délai supérieur autorisé par la loi dans ces circonstances -, sont malgré le cadre légal obligées de se rendre à Bruxelles pour avorter. Pour cause, les “comités cliniques” qui doivent donner leur accord dans ce cas, refusent souvent. Pour Catalá, l’avortement est constamment menacé car il constitue « une insoumission absolue au mandat prioritaire de la société patriarcale ». « Quand tu pratiques un avortement volontaire, tu t’opposes aux injonctions patriarcales d’être épouse et mère. Tu dis : regardez, sachant que je suis enceinte, je dis non !», s’exclame-t-elle.
Cet article a été réalisé grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.
