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À la fin du mois de juin 2025, l’Égypte s’est réveillée avec une tragédie : la mort de 18 jeunes femmes de Kafr el-Sanabsa, dans le gouvernorat de Menoufia, victimes d’un accident de la route alors qu’elles se rendaient à une station d’exportation de raisins. Aucune d’elles n’avait plus de 23 ans. Journalières agricoles, elles avaient quitté leurs maisons dès l’aube pour gagner à peine 130 livres égyptiennes par jour — moins de trois dollars —, entassées dans des véhicules vétustes et surchargés. Ce drame a révélé la fragilité extrême de la condition des femmes dans l’agriculture. Et derrière chaque cortège funèbre, une même question résonne : pourquoi la vie des ouvrières agricoles reste-t-elle toujours la moins chère ?
Harcèlement verbal et salaires de misère
La question dépasse de loin les « martyres du pain » de Menoufia. Dans d’autres villages, les récits se répètent avec des nuances locales.
À Minya, Marwa Mahmoud, 29 ans, élève seule ses quatre enfants depuis que son mari l’a abandonnée. Pour nourrir sa famille, elle travaille aux champs sous un soleil écrasant, son bébé attaché dans le dos, contre une rémunération de 100 livres par jour — à peine plus de deux dollars.
Mais le travail exténuant n’est pas son seul fardeau. Chaque journée est rythmée par les insultes et le harcèlement verbal du contremaître qui la menace de la renvoyer si elle proteste. « Le contremaître m’insulte quotidiennement avec des mots grossiers, confie-t-elle à Medfeminiswiya. Si je dis un mot, je perds ma place. Toutes les femmes subissent la même chose. »
L’histoire de Marwa n’est pas un cas isolé : des centaines de femmes à Minya partagent son quotidien. Plus au nord, à Béni Soueif, Wafaa Saber, 43 ans, vit la même réalité. À quatre heures du matin, elle grimpe dans un tricycle bondé de femmes qui se bousculent pendant tout le trajet. La journée s’étire ensuite sous une chaleur qui dépasse parfois les 40 °C. Ses deux fils l’accompagnent pour l’aider à récolter, mais leur travail ne compte que pour un demi-salaire chacun. Malgré tous ces efforts, Wafaa ne gagne guère plus de deux dollars par jour. « Quand je rentre, mon dos est brisé d’être resté plié aux champs toute la journée, dit-elle. Mais il faut bien mettre du pain sur la table. »
D’autres choisissent de travailler depuis chez elles pour échapper au soleil brûlant et aux humiliations. Mais la précarité reste la même. Lors de la saison du piment, Oum Chahd et ses trois enfants passent leurs journées à remplir trois grands sacs pour 90 livres seulement — moins de deux dollars. Pendant la saison des oignons, elle épluche un sac entier pour 40 livres — moins d’un dollar —, une tâche qui l’épuise et dont l’odeur persistante imprègne sa peau comme ses murs. « C’est le pire des travaux, raconte-t-elle. L’odeur colle à ma maison et à mon corps. Mais je n’ai pas d’autre choix. »
Selon l’Organisation internationale du travail, les femmes actives dans le secteur agricole représentaient 16,8 % des travailleuses en Égypte en 2023.
Trois femmes pour le salaire d’un homme
À Jerdu, dans le gouvernorat de Fayoum, Ramadan Abdelazim dirige un entrepôt de séchage et de conditionnement des feuilles de corète (mloukhia). Une dizaine de villageoises y travaillent de huit heures à seize heures pour 70 livres par jour — environ 1,44 dollar. Les femmes cueillent, trient, emballent, dans une cadence éprouvante. Pourquoi employer des femmes plutôt que des hommes ? Sa réponse est limpide : « Les femmes acceptent des salaires plus bas. Un homme, c’est au minimum 250 livres par jour (5 dollars). Avec ce montant, j’embauche trois femmes, et elles produisent trois fois plus. »
Le rapport mondial sur l’écart entre les sexes (Global Gender Gap Report) de 2025 confirme ce gouffre. Le revenu moyen des femmes ne dépasse pas 18,4 % de celui des hommes. L’Égypte se classe ainsi 145e sur 148 pays pour le revenu attendu des femmes, l’un des pires rangs mondiaux. Les statistiques officielles le confirment : en 2023, le salaire moyen mensuel des hommes atteignait 5 128 livres, contre 4 439 pour les femmes, soit un écart de 13,4 % en leur défaveur.
Une protection légale toute théorique
La loi du travail n°14 de 2025 prévoit bien un salaire minimum, une couverture sociale et l’égalité de traitement entre les sexes. Mais sur le terrain, ces droits restent lettre morte pour les saisonnières et les journalières, qui continuent de travailler sans contrat ni sécurité.
« Quand je rentre, mon dos est brisé d’être resté plié aux champs toute la journée. Mais il faut bien mettre du pain sur la table. »
Les accidents se succèdent, donnant un visage dramatique à cette insécurité. En août 2022, l’effondrement d’une serre de raisin à Minya a blessé 21 ouvrières, âgées de 12 à 45 ans. Trois mois plus tard, une camionnette s’est renversée à Samalout, tuant une femme et en blessant 14 autres. En décembre 2023, six travailleuses ont été blessées en route pour les champs, toujours à Minya. Mais la catastrophe la plus marquante eut lieu en mai 2024 : 17 jeunes ouvrières agricoles se sont noyées dans le Nil quand leur barque, surchargée, a chaviré.
Pour l’avocat Ahmed Toni el-Kayyal, la nature saisonnière du travail agricole incite les propriétaires à éviter toute formalisation, privant ainsi les femmes de la moindre protection juridique. De son côté, Azza Soliman, militante des droits des femmes et directrice du Centre d’aide juridique pour les Égyptiennes, dénonce un « trop-plein de lois inutiles ». « On adopte des textes sans jamais tenir compte de la réalité des ouvrières rurales, explique-t-elle, des femmes incapables même d’adhérer au syndicat des petits agriculteurs, faute de moyens pour payer les cotisations mensuelles de l’assurance. »
