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Photo principale : Projet sur la gestation pour autrui en Ukraine par María Volkova.
Patricia Simon, Queralt Castillo, Lisa Torosyan, María Volkova
Le système complexe de gestation pour autrui (GPA) transnational mis en place à travers l’Europe comprend des dizaines de filiales, des sociétés écrans, des sociétés fictives et des entreprises enregistrées à l'étranger—dont certaines situées dans des paradis fiscaux—et génère plus de 17 milliards d’euros par an. En Europe, la GPA altruiste est légale—avec des réglementations différentes selon les pays—au Royaume-Uni, au Danemark, en Irlande, aux Pays-Bas, en Belgique, au Portugal, à Chypre et en Grèce. La GPA commerciale est légale en Ukraine et en Géorgie.
Au numéro 51 de la rue Vasil Barnov à Tbilissi, en Géorgie, à quelques pas de l’ambassade de Chine, les employés du Georgian German Reproductive Center (GGRC) terminent leur journée. À l’intérieur de cette prestigieuse clinique de procréation assistée, la lumière blanche et stérile, qui fait écho aux blouses portées par le personnel médical, devient vite écrasante. Dans la salle d’attente, quelques couples, vêtus de couvre-chaussures hygiéniques, discutent à voix basse en géorgien. Des personnes entrent et sortent, certaines portant des documents à remettre à la réception. Parmi elles, plusieurs jeunes femmes semblent être là soit en tant que donneuses d’ovules, soit en tant que mères porteuses potentielles—ou peut-être simplement en quête d’informations.
L’atmosphère est pesante, alourdie non seulement par le système de chauffage intense de la clinique—qui compense l’approche de l’hiver caucasien—mais aussi par la gravité des lieux. Chaque mouvement dans la zone d’accueil apparaît tendu.
À 1 500 kilomètres de là, dans la ville ukrainienne de Kharkiv, la scène à la clinique Feskov est similaire, bien que ses activités soient compliquées par les bombardements quasi-quotidiens et la proximité avec la frontière russe, à moins de 40 kilomètres. Pour s’adapter à la situation, cette clinique de GPA propose désormais une plus large gamme de services : les clients peuvent envoyer leur matériel génétique par courrier et planifier l’accouchement de la mère porteuse en Grèce ou en Géorgie (où la GPA est légale), évitant ainsi de se rendre dans une zone de guerre active. Les clients peuvent également choisir le sexe du bébé, ce qui intéresse les familles qui ont déjà des enfants d’un sexe et qui en souhaitent de l'autre. Selon le personnel—entouré de portraits de bébés dodus, au teint clair et aux yeux bleus—les affaires sont en plein essor, avec un nombre croissant de clients chinois et arabes.
L’invasion russe a également modifié le profil des mères porteuses. Outre les Ukrainiennes démunies, les agences recrutent désormais des femmes originaires du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan et d'autres pays. Cette tendance est également visible en Géorgie, où la demande a explosé depuis le début de la guerre en Ukraine, faisant grimper les prix. Dans ce pays du Caucase qui compte un peu plus de trois millions d’habitants, il est de plus en plus difficile de trouver de jeunes femmes géorgiennes prêtes à devenir mères porteuses, ce qui pousse les cliniques à chercher ailleurs.
Un marché en pleine expansion
La GPA est un marché en pleine expansion à l’échelle mondiale et tout le monde veut sa part du gâteau. Selon The Economist, le chiffre d’affaires du secteur est passé de plus de 13,3 milliards d’euros en 2022 à 17 milliards d’euros en 2023, et devrait atteindre 132,7 milliards d’euros d’ici 2032.
Le 23 avril 2024, le Parlement européen a voté la révision de la directive européenne contre la traite des êtres humains, en incluant la gestation pour autrui forcée dans la définition de la traite des êtres humains. La proposition a été adoptée par 563 voix pour, sept contre et 17 abstentions.
Pourtant, les couples européens continuent de se rendre dans d'autres pays du continent situés à l’extérieur de l'UE comme l’Ukraine et la Géorgie pour avoir des enfants par le biais de la GPA. De retour chez eux, rien ne les empêche d’enregistrer ces enfants. Ce qui n'est légalement pas autorisé. Des défenseurs de droits de l’homme comme Maria Dmitrieva, directrice du Centre pour le développement de la démocratie, affirment que « si l’Union européenne et ses États membres interdisent à leurs citoyens d’avoir recours à une mère porteuse, nous mettrons fin à l’exploitation des femmes et des mineures. Seuls 5 % des GPA en Ukraine sont destinées à des couples ukrainiens, le reste à des étrangers. » En Géorgie, 90 % des clients sont étrangers.
La gestation pour autrui est un marché en pleine expansion à l’échelle mondiale et tout le monde veut sa part du gâteau.
Chaînes transnationales
Les États-Unis restent la destination préférée pour ceux qui disposent de plus de ressources, car c’est le premier pays à avoir légalisé la GPA et celui qui l’a le plus promue par le biais de son industrie audiovisuelle. En outre, le fait que, dans plusieurs États, un juge détermine la filiation avec les parents d’intention, au lieu de devoir effectuer un processus d’enregistrement ou d’adoption consulaire à l’arrivée dans le pays d’origine—comme c’est le cas dans d’autres pays—est un avantage pour ceux qui recourent à la GPA.
Cependant, de plus en plus de couples se tournent désormais vers la Grèce, l'Ukraine et la Géorgie pour avoir un enfant. En Europe, l’industrie de la GPA forme une chaîne transnationale d’acteurs coordonnés et interdépendants—des cabinets d’avocats et des intermédiaires jusqu’aux cliniques. Des mois d’enquête en Espagne, en Grèce, en Ukraine et en Géorgie révèlent des schémas communs : des structures d’entreprises complexes, des sociétés enregistrées via des procurations, des affiliations à des conglomérats internationaux et des sociétés intégrées dans des juridictions sans rapport avec leurs activités, y compris dans des paradis fiscaux.
Au bout de ce voyage vers la parentalité—entrepris principalement par des couples originaires de pays où la GPA est illégale—se trouvent des femmes qui portent des bébés en échange d’argent, généralement pour échapper à des situations économiques désastreuses pour leur famille ou pour les atténuer.
« J’avais un enfant d’un an et je ne pouvais même pas payer le loyer de la pièce dans laquelle nous vivions », raconte Viktoriya, qui vit dans un quartier difficile de la banlieue de Kiev en Ukraine. « J’ai donc décidé d’être mère porteuse afin d’acheter une maison pour mon enfant et moi. » Elle ajoute : « Je n’avais mon mot à dire sur rien. Ils [les médecins de la clinique] prenaient toutes les décisions. Je les ai entendus parler de nous comme si nous étions des couveuses. Mais les médecins et les infirmières étaient polis et gentils. Je devais passer un test tous les mois parce qu’il était interdit de fumer et de boire. Si je respectais les règles, ils me donnaient de l’argent en plus », dit-elle en berçant sa petite fille.
La Grèce : un modèle « altruiste » remis en cause
En Grèce, la GPA altruiste, -c'est à dire sans que la mère porteuse ne soit rémunérée directement pour le port de l'enfant-, est autorisée depuis 2002 pour les couples grecs et depuis 2014 pour les couples étrangers. Dans le cas du pays hellénique, cette procédure est encadrée par la loi, et les règles sont claires : il doit y avoir une approbation judiciaire spécifiant que la cliente ne peut pas supporter une grossesse et que les mères porteuses ne peuvent pas recevoir des indemnités concernant les frais liés à la grossesse dépassant les 20 000 euros.
Bien que la GPA soit censée être altruiste, les statistiques donnent des indications sur les personnes qui se soumettent à cette procédure en Grèce : seulement 35 % des mères porteuses sont grecques. Les autres viennent principalement de la Pologne, de la Bulgarie, de la Géorgie, de l'Albanie et de la Roumanie. Sur l’ensemble des femmes étrangères qui choisissent d’être mères porteuses, 81,7 % sont originaires d’Europe de l’Est. En outre, plusieurs scandales récents dans le pays montrent que, malgré une loi claire, l’industrie sait comment exploiter les lacunes juridiques.
Dans les pays où la GPA commerciale est encore illégale, les acteurs du secteur font souvent pression pour que la GPA « altruiste » soit légalisée. Comme l’explique Miguel González Erichsen, avocat et fondateur de l’agence espagnole Universal Surrogacy, « le sujet est encore trop controversé. Dès que l’on parle d’argent, les gens reculent. » Mais une fois que la GPA altruiste sera normalisée—même si elle est toujours indemnisée—il sera plus facile de légaliser le modèle commercial. « Tôt ou tard, cela arrivera », insiste-t-il.
