Ghada Hamrouche
Fadéla M’Rabet, voit le jour le 12 avril 1935 à Skikda, elle grandit dans une famille progressiste de Skikda, dans une Algérie coloniale où les normes sociales étouffent les femmes. Son père, lettré réformiste formé à l’Université islamique Al-Zeitouna de Tunis, brise les conventions en envoyant ses filles à l’école française. Sa grand-mère paternelle, Djedda, sage-femme, veuve à 27 ans et farouchement indépendante, incarne une féminité libre qui la marque profondément. « On m’a toujours laissée libre. J’étais une enfant du vent. Alors pourquoi aurais-je accepté de m’enchaîner au nom de la tradition ou de la révolution ? », répétait-elle, évoquant une prime jeunesse baignée de spiritualité soufie et de tolérance, qu’elle racontera dans Une enfance singulière (2003) et Le Muezzin aux yeux bleus (2008). Ces racines nourrissent son rejet des carcans et son attachement à un Islam éclairé, loin des lectures rétrogrades.
Une intellectuelle subversive, un exil forcé
Elle refuse les seconds rôles et dénonce la relégation des femmes à la sphère domestique à l’indépendance. « Les femmes étaient de simples exécutantes », fustige-t-elle, contraintes de reprendre leur « place traditionnelle » après la guerre. Cette trahison des idéaux révolutionnaires devient le moteur de son combat féministe. Avec une lucidité implacable, elle dénonce même les « progressistes » algériens, y compris les marxistes, qui se révèlent « réactionnaires » dès qu’il s’agit des femmes : « On ne pouvait rien dire. Même dans les cercles de gauche, il fallait se taire. Dès qu’une femme parlait d’égalité ou de liberté, elle devenait une ennemie », clamait-elle en 1968.
En 1954, Fadéla M’Rabet part à Strasbourg et décroche un doctorat en biologie – fait rarissime pour une femme algérienne de son temps. De retour à Alger en 1962, elle enseigne au lycée El Idrissi, épouse Maurice Maschino, militant pour l’indépendance, et anime des émissions culturelles sur la Chaîne 3, où des femmes s’expriment librement. Diffusées à une heure de grande écoute, ces émissions font scandale.
En 1965 et 1967, elle publie La Femme algérienne et Les Algériennes, aux éditions Maspéro, deux essais percutants qui dénoncent la marginalisation des femmes dans l’Algérie postcoloniale. Jugés subversifs, ses textes lui valent exclusion de l’enseignement et des médias : « Quand mes livres sont sortis, j’ai compris que j’étais devenue un danger public. Pas pour l’État, non. Pour le patriarcat. » déclare-t-elle en 2011 à TV5 Monde dans un entretien en marche du salon international du livre d’Alger. En 1971, contrainte à l’exil, elle s’installe à Paris, devient maîtresse de conférences et praticienne hospitalière à Broussais-Hôtel-Dieu, tout en poursuivant son militantisme.
« Une femme libre dérange. Mais une femme qui parle, qui écrit, qui pense… ça, c’est une révolution ».
Un féminisme radical, une mémoire en résistance
Son œuvre – mêlant autobiographie, essai, roman et poésie – est un cri contre les violences patriarcales et les manipulations de la religion. Dans L’Algérie des illusions (1972, avec Maurice Maschino), Une femme d’ici et d’ailleurs (2005), Le chat aux yeux d’or (2006), Alger, un théâtre des revenants (2010), Le café de l’imam (2011), La salle d’attente (2013), elle dissèque la triple aliénation des Algériennes : patriarcale, coloniale, postcoloniale. Le Muezzin aux yeux bleus (2008) est son livre le plus intime, où elle célèbre une Algérie plurielle à travers l’éveil d’une fille libre, guidée par un père rationaliste, un muezzin poète et une institutrice française.
« Moi, j’ai vécu la colonisation, la guerre, l’indépendance — que j’appelle l’Algérie des illusions. Et pourtant, depuis toujours, j’ai vu la société algérienne assoiffée de savoir. Ce n’est pas l’argent qui fait rêver ici. C’est le savoir », confie-t-elle en 1968 au journaliste Robert Bouchard de l’Office national de radiodiffusion télévision française. À l’époque coloniale, un certificat d’études était comme : « le doctorat et le diplôme était encadré comme la Joconde dans le salon familial», affirme-t-elle encore dans l’entretien avec Bouchard.
M’Rabet ne transige pas avec le patriarcat. Contre l’article 18 du projet de code de la famille dans les années 60 déjà, elle dénonce : « La femme, même majeure, a besoin d’un tuteur pour se marier. Elle est toujours mineure, d’abord sous la domination du père ou du frère, puis confiée — ou plutôt allouée — à son mari. » Pour elle, cette inégalité était structurelle.
Jusqu’à son dernier souffle, elle exhorte les femmes à prendre la parole : « Une femme libre dérange. Mais une femme qui parle, qui écrit, qui pense… ça, c’est une révolution ». Contrainte à l’exil, elle affirme en 1972 à la sortie de son livre L'Algérie des illusions : la révolution confisquée en 1972 « On m’a arrachée à mes racines, mais on n’a jamais pu arracher ma voix. »
Fadéla M’Rabet laisse une flamme inextinguible. Pionnière du féminisme algérien, elle a ouvert la voie à une critique radicale de la condition féminine et des dérives intégristes. « L’indépendance ne s’offre pas, elle s’arrache », disait-elle – un mantra pour toutes celles qui luttent encore.