Image de couverture: Tableau de l'artiste tunisienne Feryel Lahdhar tiré de son livre Couleur Femme (Mim Edition, 2012).
Si partout dans le monde, les féministes s’accordent sur le droit des femmes à disposer de leur corps, les choses se compliquent quant à la manière d’en disposer. En France, la question du voile continue de fâcher, celle de la prostitution met dos à dos les abolitionnistes et les pro-sexe, tandis que les matérialistes, soutenues par Simone de Beauvoir jusqu’à sa mort, honnissent les différentialistes dont Julia Kristeva, Luce Irigaray et Antoinette Fouque furent les figures historiques. Pour ces dernières la féminité est définie comme l’"autre" du patriarcat, la libération de la femme passe alors par une réélaboration du féminin à partir de lui-même et non par une abolition de la différence sexuelle qui se bornerait à une « masculinisation » des femmes. Deux autrices, Mona Chollet et Camille Froideveaux-Mettrie, qui ont placé le corps au centre de leur réflexion, s’inscrivent dans ces deux courants de pensées.
Être ou paraître
La publication de l’ouvrage de Mona Chollet : Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine a fait date. Il se présente comme une enquête rigoureuse aux accents pamphlétaires dénonçant avec verve la tyrannie de la beauté qui cible les femmes, dès leur plus jeune âge. Après en avoir sondé ses mécanismes dans les séries TV, les magazines féminins, les réseaux sociaux, etc., l’essayiste met en lumière la fabrication de stéréotypes et d’injonctions qui ont fini par produire une véritable obsession et soumission féminine au culte de la beauté et de l’apparence.
« Ce n’est pas seulement la diversité des couleurs de peau qui manque dans notre environnement culturel : ce sont aussi, tout simplement, les représentations de manières diverses d’être une femme, affirme-t-elle. On retrouve ici le mensonge de la " liberté de choix" tant vantée : le discours de la publicité et de la presse féminine – y compris celle destinée aux adolescentes – pratique cette injonction paradoxale bien connue qui exige des lectrices qu’elles soient "elles-mêmes", qu’elles " trouvent leur propre style ", tout en leur donnant le choix entre un éventail très restreint de panoplies, voire en multipliant les prescriptions autoritaires et extrêmement précises. Sur nos murs, sur nos écrans, dans les pages des magazines, un seul type de femme s’impose donc : le plus souvent blanche, certes, mais aussi jeune, mince, sexy, apprêtée. Ce modèle est-il aussi enviable que le prétendent ses promoteurs ? », s’interroge Mona Chollet (1).
« Sur nos murs, sur nos écrans, dans les pages des magazines, un seul type de femme s’impose donc : le plus souvent blanche, certes, mais aussi jeune, mince, sexy, apprêtée. Ce modèle est-il aussi enviable que le prétendent ses promoteurs ? »
Quelques décennies plus tôt, Simone de Beauvoir pensait le corps de la femme comme une source d’aliénation, non seulement dans sa dimension gestationnelle mais aussi dans sa relation à l’apparence : « Soigner sa beauté, s’habiller, c’est une sorte de travail qui lui permet de s’approprier sa personne comme elle s’approprie son foyer par le travail ménager », écrit la philosophe dans Le deuxième sexe. Le second tome de cet ouvrage de référence pour des générations de féministes s’ouvre par l’assertion : « On ne nait pas femme, on le devient » qui réfute l’idée que les femmes puissent être soumise à un quelconque destin biologique préétabli, les ramenant à une prétendue nature féminine.
Depuis cet ouvrage majeur, la question du corps semble balisée une fois pour toutes : la beauté et la séduction auxquelles tant de femmes aspirent les enfermerait dans la cage de l’apparaître au détriment de l’être. « La pensée féministe le rappelle à l’envie, écrit la philosophe Camille Froideveaux-Mettrie, la préoccupation esthétique relève de la soumission aux injonctions masculines exigeant des femmes qu’elles se fassent belles et désirables. Soixante ans après Beauvoir, la position est plus facile à tenir que jamais, entretenue par l’omniprésence médiatique des sommations à la jeunesse, à la beauté et à la minceur. » (2)
Le corps, une nouvelle conquête de soi ?
Mais pour l’essayiste, la question est plus complexe. Au lendemain des années 1970, la deuxième vague féministe génère une dynamique d’égalisation entre hommes et femmes, « synonyme de désexualisation des rôles familiaux et des fonctions sociales » (3). Cette dynamique permet des avancées importantes de leurs droits. Mona Chollet se fait, elle aussi, observatrice de ces conquêtes obtenues dans les sphères sociales et publiques, mais elle voit, dans le diktat de la beauté qui conditionne les femmes, le dernier bastion du système patriarcal pour les soumettre et les contrôler.
A l’inverse, pour Camille Froideveaux-Metterie, les femmes – en particulier les nouvelles générations- font face à un nouveau défi qui consiste à investir le corps, l’intime et la beauté à partir des expériences qu’elles sont amenées à vivre telles que les règles, "la première fois", la non-maternité ou la maternité, la ménopause, les seins, les organes génitaux, le souci esthétique, etc. : « Pendant toutes ces décennies de lutte féministe, le domaine sexuel était resté en dehors du mouvement d'émancipation, écrit-elle. Le tournant génital ou sexuel du féminisme consiste à rapatrier les thématiques corporelles, intimes, dans le champ des droits à revendiquer (...) C’est même un véritable défi, constitutif de la condition féminine contemporaine : comment vivre sereinement dans son corps entre la dévaluation féministe des signes extérieurs de féminité et les injonctions toujours plus nombreuses à une forme idéalisée et inatteignable de beauté féminine ? » (4)
Et si être femme et féministe nous invitait précisément à relever ce défi.