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« Grâce à vous tous, j’ai la force de mener ce combat jusqu’au bout. Ce combat que je dédie à toutes les personnes, femmes et hommes, qui a travers le monde sont victimes de violence sexuelle. De fait, le combat de Gisèle P. a fait le tour du monde pour devenir le procès d’une violence sexuelle systémique, assumant ainsi une dimension qui outrepasse l’histoire sordide cantonnée à la rubrique des faits divers, affublée des oripeaux de la monstruosité.
« A toutes ces victimes, je veux dire aujourd’hui : regardez autour de vous, vous n’êtes pas seules ». C’est encore avec ces mots que Gisèle P. a eu le courage de rejeter le huis clos du procès où comparaissent, depuis le 2 septembre dernier devant la cour criminelle du Vaucluse (Avignon), son mari et 51 co-accusés, pour le calvaire qu’ils lui ont fait endurer pendant une dizaine d’années. Dominique Pélicot est jugé pour avoir, à partir de 2011, sédatée, violée sa femme et offert son corps inerte en pâture à des dizaines d’hommes recrutés sur le site internet Coco.gg.
Un ordinaire jusque-là impensé
La soixantaine passée, le couple s’était retiré à Mazan, petite commune de 6.000 habitants dans le Vaucluse. C’est là, à leur domicile, que le mari exécute ses plans. Comme certains retraités s’adonnent au bricolage ou au jardinage, Pélicot utilise le corps de sa femme pour occuper son temps libre en organisant les viols de son épouse avec beaucoup de minutie : la saisie de son matériel informatique par les enquêteurs a révélé un contenu aberrant : 128 dossiers classés avec titre, prénom, date, type d’acte sexuel, en tout 20.000 photos et vidéos mettant en scène 92 faits de viols montrant Gisèle P. complètement inconsciente avec des hommes abusant d’elle.
Les examens psychiatriques de Dominique Pélicot ont exclu la maladie psychique mais dresse la personnalité d’un homme froid, « un patriarche », « manipulateur », « pervers » présentant une déviance sexuelle de type voyeuriste. Ce dernier n’a-t-il pas lui-même avoué durant les auditions qu’il prenait plaisir à voir son épouse dans des actes sexuels qu’elle lui refusait ?
Et ses complices, qui sont-ils ? Des « messieurs tout le monde » comme les médias aiment à les décrire ? Casier judiciaire le plus souvent vide, de tous âges et toutes professions, ces hommes représentent un échantillon de la société française on ne peut plus ordinaire. « Ils ont la fadeur banale de Monsieur Tout-le-Monde, écrit l’écrivaine Lola Lafon, dont la chronique parue dans Libération est devenue virale, ils sont ces insoupçonnables voisins, amis, collègues, des pères de famille charmants, ils sont cadres supérieurs, pompiers, profs, ouvriers, artisans ou journalistes, retraités ou jeunes trentenaires, ils sont de gauche, de droite, ils sont aimables, serviables, ils vont chercher leur enfant à l’école et font la vaisselle avant de scroller sur le Net et de s’inscrire sur un forum proposant de violer une femme sédatée, comateuse. » (1)
Sans pathologies psychiques selon les experts, ces hommes ont néanmoins besoin d’éprouver un sentiment de toute puissance sur le corps féminin, quoi qu’en disent leurs compagnes qui les décrivent le plus souvent comme des êtres affectueux sans problèmes sexuels.
La sociologue Véronique Goazin renchérit : « La part des auteurs de viols pour lesquels on arrive à diagnostiquer une véritable pathologie mentale est infime... », mais soumettre quelqu’un peut néanmoins « susciter un formidable sentiment de toute puissance et de pouvoir sur un être plus faible ou qu’on domine. C’est un sentiment de domination masculine... On est dans le rapport de soumission, dans le jeu de pouvoir, dans la toute-puissance, dans le pétage de verrou, dans l'exultation de soi. On peut dire de tout ça que c'est du patriarcat ».
«A toutes ces victimes, je veux dire aujourd’hui : regardez autour de vous, vous n’êtes pas seules.»
Le procès à la violence sexuelle et patriarcale
Pourtant, au fil des audiences rien ne semble ébranler la certitude des accusés pour qui il n’y a pas eu intention de violer, dix-sept comparaissent détenus, une dizaine sont récidivistes puisqu’ils se sont rendus à plusieurs reprises au domicile du couple, dont un 6 fois, enfin un autre accusé comparait pour avoir reproduit le mode opératoire de Pélicot sur sa propre femme. Mais massés dans cette salle d’audience exigüe, tous nient en bloc. Et tandis que Gisèle P. va découvrir en 4 mois de procès l’horreur qu’elle a subie pendant 10 ans, on entend parfois ricaner les violeurs.
La ligne de leur défense est d’une faiblesse et d’une ignorance cognitive affligeantes : le couple aurait échafaudé ces mises en scène sexuelles, Gisèle P. faisant mine de dormir. Et puis dans la mesure où ils étaient invités par le mari à de tels actes, quel est le problème ? « C’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec », « Il y a viol et viol », ose un avocat de la défense. La sempiternelle question du consentement apparaît dans toute son acuité, sous la lumière crue de ce déni.
« Nous n'avons pas affaire à des violeurs habituels », argumente à son tour Louis-Alain Lemaire, avocat de quatre des 51 co-accusés... Ils n'avaient pas du tout l'impression, l'intention d'aller au viol, sinon ils n'y seraient pas allés, c'est évident. » Guillaume De Palma, avocat de six autres co-accusés, souligne quant à lui : « On défend des gens qui ont des vies tout à fait ordinaires, qui du jour au lendemain voient leur vie basculer... Ils se sont rendus sans savoir le piège qui leur a été tendu. Peut-être parce qu'ils ne se sont pas posé les bonnes questions, mais ils ne se sont rendu compte de rien. »
Un argument que conteste l'avocat des parties civiles : « Ils ne sont pas Monsieur Tout-le-Monde, s’insurge Antoine Camus. En réalité, nous avons un beau panel de personnes très problématiques. Il suffit de visionner les vidéos pour voir qu'ils s'en sont pris à une morte... »
En effet, le refus collectif du viol s’effondre devant les milliers de preuves accablantes, scrupuleusement collectionnées par Pélicot dont les mots sont tout autant répugnants que ses fétiches iconiques : « Tu es comme moi, tu aimes le mode viol » dit-il à l’un de ses complices. Sa femme, il la nomme « la salope » pour mieux l’avilir et la chosifier. Sur les images qu’il a consciencieusement répertoriées, on voit Gisèle P. endurer des fellations forcées qui l’étouffent dans son coma médicamenteux, des pénétrations pelviennes et vaginales répétées, et quand « son invité » s’en va, Pélicot viole sa femme encore et encore.
« Depuis que je suis arrivée dans cette salle d’audience, je me sens humiliée, a lâché Gisèle P., on me traite d’alcoolique, (on soupçonne) que je me mette dans un état d’ébriété tel que je suis complice de M. Pélicot... C’est tellement humiliant et dégradant d’entendre ça ! »
Cette inversion des rôles, qui propulse la victime sur le banc des accusés lorsqu’elle dénonce la violence sexuelle - et se faisant se voit violentée une seconde fois, porte un nom : « victimisation secondaire ». Un concept qui fait cruellement écho à la réalité : en France, 250 000 femmes sont victimes d'un viol ou d'une tentative de viol chaque année, mais seules 16 000 franchissent la porte d’un commissariat. Encore moins verront leur violeur jugé – 15 % pour la précision, puisque la victime doit être en capacité d’apporter les preuves matérielles de son viol (2). Raison pour laquelle le « Je te crois » est devenu un des principaux mots d’ordre féministes.
Déni de justice donc, mais déni politique aussi : de fait la réaction du monde politique français est d’un silence assourdissant. Alors qu’une bonne partie de la droite et de l’extrême droite française s’est récemment emparé de la tragique histoire de Philippine, violée et assassinée par un homme d’origine maghrébine au bois de Boulogne, pour partir en croisade contre le phénomène migratoire, rien -ou si peu de commentaires- sur le procès Mazan de la part de la classe politique française. Et pourtant, combien d’enseignements y aurait-il à en tirer ?
Le temps est venu de reconsidérer l'ancrage des violences sexistes et sexuelles, le continuum entre elles dans une société patriarcale qui tend à les invisibiliser, à déculpabiliser ceux qui les commettent et à culpabiliser leurs victimes.
Un jugement historique ?
Ce serait sans compter sur les femmes ! Elles, qui font entendre leurs voix et apportent un soutien sans cesse renouvelé à Gisèle P. : présences au procès, haie d’honneur et d’applaudissements à chaque audience où elle se rend, manifestations nationales et locales, marches blanches, collages (en colère) sur les murs de nos cités avec les mots prononcés par Gisèle : « un viol est un viol », « je veux que la honte change de camp » ...
Ce n’est pas seulement une multitude d’organisations et de collectifs féministes qui l’accompagnent, ce sont toutes les femmes qui se tiennent à ses côtés, dans et au-delà de l’Hexagone. Un élan qui n’est pas sans évoquer un autre Me Too made in France, qui sonde loin des strass du cinéma tous les plis de la société.
Et des débats salutaires d’émerger : au lendemain de la tribune de Camille Froidevaux-Metterie publié le 19 septembre dans le journal Le Monde, de nombreuses voix s’insurgent contre la philosophe. On lui reproche son essentialisme, son féminisme furibard, de mettre tous les hommes dans le même panier : « Oui, écrit-elle, tous les hommes sont coupables d’être restés des indifférents ordinaires. »
« Not all men » opposent la plupart d’entre eux. « Certains le font avec une hargne, poursuit Camille Froidevaux-Metterie, qui ne trompe guère sur leurs convictions masculinistes, mais d’autres, nombreux, prennent soin d’argumenter. Le fil rouge de leurs propos consiste à rejeter catégoriquement ce sentiment de honte (que certains ressentent en tant qu’homme) au motif qu’ils ne seraient en rien "responsables" des agissements ignobles des accusés de Mazan. Il y aurait, d’un côté, une minorité d’hommes "malades", "dégénérés", "monstrueux", et, de l’autre, la majorité des hommes "normaux", "respectueux", "non violents ". »
Le temps est venu d’interroger la culture du viol. Et le procès de Mazan nous en donne l’occasion. Oui, le temps est venu de reconsidérer l'ancrage des violences sexistes et sexuelles, le continuum entre elles dans une société patriarcale qui tend à les invisibiliser, à déculpabiliser ceux qui les commettent et à culpabiliser leurs victimes. D’ailleurs l’édifice patriarcal se fendille, les lignes bougent du côté des hommes, comme l’indique la tribune signée par 200 d’entre eux contre la domination masculine : « tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. Et puisque nous sommes tous le problème, nous pouvons tous faire partie de la solution », peut-on y lire (3). A signaler également les appels de ZéroMacho, le réseau international d’hommes qui se bat contre la prostitution, le machisme et s’engagent pour l’égalité entre les hommes et les femmes.
Et maintenant...
A l’instar de ce que fut le procès de Bobigny contre l’avortement en 1972, dont la défense assurée par Gisèle Halimi déboucha sur la légalisation de l’IVG trois ans plus tard, il y a fort à parier qu’il y aura un avant et un après Mazan. Seule une réponse politique et juridique peut refermer une telle plaie. Une cinquantaine d’associations féministes est déjà montée au créneau pour que soit enfin votée une « loi intégrale » contre les violences sexuelles.
Mais cette famille « anéantie et dévastée », pour reprendre les mots d’Antoine Camus, comment la soulager ? Si la mère et la fille se battent avec un courage exemplaire, il n’en demeure pas moins qu’elles souffrent d’un grave traumatisme psychique depuis que leur univers a chaviré en apprenant les crimes de celui qu’elles considéraient un bon mari et un père aimant. Cet être attentionné qui accompagnait sa femme chez le neurologue et le gynécologue le jour, pour l’aider à élucider les troubles dont elle souffrait, mais en orchestrait les viols la nuit venue.
A mi-parcours du procès, Gisèle P. invitée à s’exprimer par le président de la cour criminelle du Vaucluse est parvenue à s’adresser à son ex-mari, dont elle est divorcée depuis août dernier. Sans jamais le regarder, d’une voix posée, alternant le « tu » et le « il », elle lui a rappelé leurs cinquante années de vie commune, le soutien indéfectible qu’elle lui a apporté, leurs trois enfants et leurs 7 petits-enfants : « Personne n’a rien vu. Ma vie a basculé dans le néant, je ne comprends pas comment il a pu en arrivé là. J’ai toujours essayé de te tirer vers le haut, vers la lumière. Toi, tu as choisi les bas-fonds de l’âme humaine, mais malheureusement, c’est toi qui as choisi ». (4)