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Shaima Al-Youssef
Dans l’atmosphère étouffante des rames bondées du métro du Caire, où les passagers se pressent pour trouver une place, des vendeuses ambulantes se faufilent discrètement, évitant les agents de sécurité. Dès que le métro démarre, elles surgissent pour vendre leurs marchandises, profitant de l’absence des forces de l’ordre. Leurs produits sont à la portée des habitants des quartiers populaires, desservis par les lignes 1 et 2.
Des histoires marquées par la souffrance
Ces vendeuses vivent dans l’ombre d’histoires dures gravées qui ont laissé sur leurs visages les marques de la peur et d’une inquiétude permanente. Quand on les sollicite, elles n'osent parler d'autre chose que de vente, craignant de se retrouver face à un policier en civil, un harceleur ou un voleur. Au fil du temps, elles ont développé des techniques et des astuces pour mieux vendre adoptant des slogans accrocheurs : « Achetez 3 pour le prix d’un ! Éclat et douceur de la peau à 15 livres seulement... Un crayon khôl avec un rouge à lèvres offert. »
Dans l’une des voitures, nous rencontrons Nora Abdel Fattah, 28 ans, visage triste, qui vend des mouchoirs à moitié prix par rapport aux magasins situés à l’extérieur du métro. Elle propose trois paquets pour 10 livres égyptiennes, soit environ 21 centimes de dollar américain, alors qu’un seul paquet se vend à 5 livres sur les marchés égyptiens. Elle porte son bébé contre sa poitrine, maintenu par une bande de tissu nouée autour de ses hanches, appréhendant qu'il ne tombe alors qu'elle court d'une voiture à l'autre ou tente d'échapper aux policiers, qui les poursuivent pour les attraper et leurs dresser des contraventions.
Vendre dans le métro est en effet illégal selon la loi égyptienne, qui interdit aux vendeu.rs. ses ambulant.e.s de talonner les passagers ou de proposer leurs marchandises dans les transports publics comme le bus, le tramway, les trains, et les stations de métro. Les contrevenant.s.es risquent des amendes allant jusqu'à 250 livres, soit environ 5 dollars américains, ou même une peine de prison.
Après un mariage désastreux marqué par des violences conjugales et un divorce difficile, Nora a dû chercher un emploi pour subvenir à ses besoins ainsi qu'à ceux de son enfant. Elle a choisi de devenir vendeuse ambulante dans le métro. « Une voisine m'a suggéré de vendre des mouchoirs dans les rames du métro pour nourrir ma fille », confie-t-elle.
« Une voisine m'a suggéré de vendre des mouchoirs dans les rames du métro pour nourrir ma fille »
Les Égyptiennes font vivre plus de 3 millions de familles
Nora gagne entre 100 et 150 livres par jour, soit 2 à 3 dollars américains, ce qui équivaut à un revenu mensuel de 50 à 70 dollars, une somme insuffisante pour vivre compte tenu de la flambée des prix et de l'effondrement économique que connaît le pays. « Dès que je vois les agents de sécurité, je me cache parmi les passagers. S’ils m'attrapent, ils prennent tout ce que j’ai, et il ne me restera plus rien pour la nourriture », explique-t-elle.
Le chômage touche sévèrement les Égyptiennes, dans un pays déjà en proie à un taux de chômage élevé qui atteignait 7,2 % en 2022, soit environ 8 millions de chômeurs selon l'Agence Centrale pour la Mobilisation Publique et les Statistiques d'Égypte. En 2020, 3,3 millions de familles sur un total de 24,7 millions de ménages étaient à la charge des femmes. [1]
Nahla Al-Dhabaa, présidente de l'Association « Sabiya pour la Femme et l’Enfant », estime que les femmes égyptiennes ont besoin de s’autonomiser économiquement afin de parvenir à une indépendance financière les aidant à réduire les formes de violence qu'elles subissent. « Il est difficile pour les femmes divorcées de trouver un emploi que ce soit dans le secteur public ou privé, précise-t-elle, certaines se tournent donc vers des métiers manuels qui n’ont pas de marché, ce qui rend l’accès à une vie décente presque impossible. »
Les lignes 1 et 2, un marché pour leurs marchandises
Oum Mohamed, 56 ans, vend des vêtements dans les voitures réservées aux femmes sur les lignes 1 et 2. Elle propose des produits variés : des paquets de biscuits, des foulards, des briquets, des rubans adhésifs pour la cuisine, des porte-clés, des sous-vêtements féminins, des chiffons pour nettoyer les vitres, des bonbons, du maquillage, des stylos et des cahiers de coloriage pour enfants. Ces produits sont proposés à des prix dérisoires, souvent ne dépassant pas un demi-dollar américain.
Les vendeuses du métro trouvent sur ces deux lignes un marché propice à l’écoulement de leurs produits. En effet, les femmes issues de quartiers populaires tels qu'Al-Matariyyah, Ain Shams, Al-Khoussous, Dar Al-Salam et Al-Marj empruntent le métro pour se rendre à leur travail et préfèrent y acheter les articles proposés par les vendeuses ambulantes plutôt que de se rendre au marché, où les prix sont plus élevés.
Cependant, sur la ligne 3 du métro, les ventes chutent considérablement en raison d’une répression policière plus stricte, rendant la vie difficile aux vendeuses qui risquent des contraventions. De plus, cette ligne traverse des quartiers plus aisés, comme Al-Mohandecne, Zamalek, Al-Doqqi et le centre-ville, où les habitants évitent d’acheter des produits de qualité inférieure. Le souci de donner aux services de transport une apparence « civilisée » face aux touristes ou aux résidents ont conduit la députée égyptienne Inas Abdel Halim à déposer une interpellation au Parlement, appelant à éradiquer ce phénomène. « Les activités commerciales devraient se limiter à l’extérieur des rames et se dérouler sous autorisation officielle et légale, » a déclaré la députée. « Ce qui se passe à l’intérieur des voitures perturbe le confort des passagers. Les vendeuses du métro mettent leur sécurité en péril pour un salaire dérisoire, alors qu'elles devraient chercher de réelles opportunités d’emploi. »
Les vendeuses du métro trouvent sur ces deux lignes un marché propice à l’écoulement de leurs produits.
Des difficultés sans fin
Revenons à Oum Mohamed, qui, depuis cinq ans, vend des vêtements dans le métro. Auparavant, elle transportait une valise lourde pour cacher ses marchandises à la vue des policiers afin d’éviter la confiscation de ses produits et l’amende l’accompagnant. Avec le temps, Oum Mohamed n'a plus été en mesure de porter cette valise en raison de ses douleurs articulaires et de son ostéoporose. Un jour, en courant pour attraper une rame, elle est tombée avec sa marchandise et s'est gravement blessée au genou. Une autre vendeuse du métro lui a suggéré de vendre des bonbons, plus légers et plus faciles à transporter. « Ça me fend le cœur de me voir dans cet état, incapable de déambuler entre les voitures du métro. Si je ne vends pas, je ne peux pas payer mon loyer. Le propriétaire pourrait me mettre à la rue », raconte-t-elle.
Les difficultés rencontrées par les vendeuses du métro ne se limitent pas à l’effort physique ; elles incluent également le harcèlement. Mariam Saad, 32 ans, se plaint des remarques déplacées qu'elle endure quotidiennement dans les rames. Malgré cela, le manque d’opportunités d’emploi, la hausse des prix des produits de première nécessité, le coût élevé de la vie, et la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille l'ont contrainte à vendre des sous-vêtements féminins dans le métro. Mariam confie : « Chaque jour apporte son lot de harcèlement. Je subis des attouchements ou des insultes verbales, mais que puis-je faire ? La pauvreté est humiliante. »
Une étude publiée par l’ONU Femmes, l’entité des Nations Unies pour l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes, relève que plus de 90 % des femmes en Égypte ont été victimes d’une forme ou d’une autre de harcèlement sexuel [2]
La crise économique rend la vie plus dure
La situation de Mariam s'est considérablement détériorée ces dernières années, en raison de la crise économique qui s’est abattue sur l’Égypte, de l'augmentation de la dette extérieure et de la dévaluation de la livre égyptienne face au dollar américain, entraînant une flambée des prix des denrées alimentaires. Ainsi, l'inflation a durement frappé les ménages en 2024, faisant augmenter le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Alors que le taux de pauvreté était d'environ 29,7 % en 2020, il a encore grimpé en 2023, avec un taux d'inflation atteignant 38 %. ». [3]
Mariam, qui doit également financer l’éducation de ses quatre enfants, est désespérée. « Je pense souvent au suicide, confie-t-elle, mais quand je vois mes enfants, j’ai peur qu’ils ne puissent supporter leur chagrin s’il venait à me perdre. »
Les choix sont limités
Noor, 18 ans, passe de longues heures dans les voitures bondées du métro, contrainte de crier pour vendre des rouges à lèvres tout en subissant les regards hostiles des femmes agacées par la présence des vendeuses. Elle endure également la pollution sonore et le manque d'oxygène dans ces tunnels mal ventilés, ce qui affecte ses poumons. Pourtant, elle n'a pas d'autre choix que de supporter cette souffrance pour pouvoir poursuivre ses études. « Les frais de scolarité sont élevés. Mon père m’a dit de trouver un travail pour subvenir à mes propres besoins », explique-t-elle.
Pour échapper aux regards de ses proches ou de ses camarades de classe qu’elle pourrait croiser par hasard dans le métro, Noor a trouvé une astuce : elle porte le niqab pour dissimuler son identité. Elle divise ainsi sa journée en deux : la matinée pour les études et l'après-midi pour le travail. « Je rentre chez moi épuisée, incapable de tenir debout, mais si je ne fais pas ça, mon avenir sera ruiné », ajoute-t-elle.
Les jeunes vendeuses, dont certaines ont à peine sept ans, travaillent seules ou avec leurs mères. Beaucoup d'entre elles ont abandonné l'école et apprennent les dures leçons de la vie dans les trames du métro. C’est le cas de Mariam, âgée de 19 ans, qui est vendeuse ambulante dans le métro du Caire depuis 12 ans. « Mon père, explique-elle, m’a dit de travailler et d’aider ma famille. Maintenant, je travaille pour que ma petite sœur puisse aller à l’école et ne finisse pas comme moi. »
Pour échapper aux regards de ses proches ou de ses camarades de classe qu’elle pourrait croiser par hasard dans le métro, Noor a trouvé une astuce : elle porte le niqab.
Que dit la loi égyptienne ?
Yasser Saad, militant des droits humains, souligne que les vendeuses ambulantes dans le métro font partie de la catégorie de travailleurs et travailleuses non organisé.e.s, exerçant sans contrat officiel ni couverture sociale. Cette catégorie a été ignorée pendant des années, jusqu’à ce que le ministère égyptien du Travail décide de les classer comme travailleuses non régulières, conformément à la nouvelle loi sur la sécurité sociale et les retraites, promulguée en 2019. « Aucun amendement n’a été apporté à la loi concernant la situation des vendeuses ambulantes opérant dans le métro, ajoute-t-il, car cette question est contrôlée par des groupes ayant des intérêts et des connivences avec les forces de sécurité. Le problème majeur réside dans le fait que, lors de la définition des travailleurs non réguliers, le ministère n’a pas spécifiquement inclus les vendeurs et vendeuses ambulant.s.es, qui restent donc en dehors de cette classification. »
Nous quittons la rame du métro du Caire, laissant derrière nous ces femmes et ces jeunes filles qui continuent d'exercer un métier éprouvant, mal rémunéré, et de mener au quotidien une lutte toujours plus âpre, tant la crise économique perdure et que l’autonomisation des femmes reste un rêve lointain.
[1] Agence centrale de mobilisation publique et de statistiques : « Fête de la Mère : 13 % des familles égyptiennes sont à la charge des mères... Comment l'État les a-t-il soutenues ? »
[2] Selon une étude publiée par l'ONU : « 99 % des femmes égyptiennes ont été victimes de harcèlement – al-Youm as-Sabaa »
[3] « Comment la Banque centrale égyptienne a-t-elle jugulé l'inflation en 2023 ? – Al-Arabiya »
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.