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Au cœur de la ville de Monastir, en Tunisie, à un carrefour animé de la rue Kairouan, siège "Docteur Samira", comme on l’appelle. Assise dans son fauteuil roulant, elle propose aux passants, hommes et femmes, des prestations « que les médecins traditionnels ne sauraient offrir ».
Ce n'est pas une doctoresse en blouse blanche avec un stéthoscope, mais une guérisseuse des rues, qui soigne les soucis des gens. Elle pratique également l'art du tatouage au harkous, lit l'avenir sur les lignes de la main et utilise les cartes de tarot et les grains de café pour débusquer la chance et percer les mystères cachés.
Des prestations multiples de Samira

Les séances de Samira s'animent à l'arrivée des femmes désireuses de bénéficier de ses services à la fois ornementaux et spirituels. Certaines viennent pour se faire tatouer au harkous, un art qui perpétue la beauté des traditions. Le harkous est composé d'un mélange de henné en poudre et de substances végétales, diluées dans de l'eau ou d'autres liquides, auxquels sont ajoutés des ingrédients parfumés comme le clou de girofle, les feuilles de galle, l'oxyde de fer, et des huiles pour intensifier la couleur et améliorer la qualité des motifs. Sa préparation prend du temps. On utilise généralement une zliziya – une boîte en céramique pour cuire le harkous à feu doux sur un petit réchaud appelé kanoun.
Cependant, le harkous n’est pas l'unique raison pour laquelle les femmes se tournent vers Samira. D'autres viennent solliciter son aide pour briser des sorts ou atténuer l'effet de la "tabaa". Dans la croyance populaire, la tabaa est un être invisible pouvant exercer une influence néfaste sur la vie d'une personne, une peur profondément ancrée chez de nombreuses personnes.
Que ce soit pour faciliter un mariage ou résoudre un mystère profond, Samira répond à leurs demandes avec calme et des mains d’experte.
Le métier du harkous est perçu comme un prolongement et une évolution de la profession des anciennes hannanas, des femmes tunisiennes qui, à travers l'histoire, se consacraient à l'embellissement des mariées en leur appliquant des motifs de henné. Les motifs dessinés sur le corps féminin revêtaient des dimensions symboliques enracinée dans la riche culture tunisienne, certains d'entre eux s'inspirant de l’époque carthaginoise, notamment de de la déesse Tanit, symbole de fertilité et de protection.
Un métier ancré dans l'histoire
Autrefois, la pratique de la hannana en Tunisie était réservée aux femmes à la peau noire, souvent appelées "servantes" ou "esclaves". Les femmes "libres" issues des classes supérieures ne pratiquaient pas cet art. Cette profession renforçait les inégalités, révélant une discrimination basée sur l'origine ethnique et le statut social.
Dorra Mahfoudh, sociologue, féministe et militante syndicale, explique : « La pratique du harkous est une extension de celle des hannanas. Auparavant, elle englobait également des tâches telles que l'examen de la "virginité" de la future mariée, ce qui a historiquement conféré à cette profession une connotation déshonorante, dans l'imaginaire populaire, associée à la prostitution. Cela s'est intensifié lorsque cette pratique est passée de l'espace privé des mariages à celui, public, de la rue. Malgré son évolution, ses contributions au secteur touristique, et la demande qu'elle suscite dans les hôtels, cette profession reste stigmatisée. »
De son côté, Samira décrit ainsi son travail : « Cet art est toute ma vie. Je ne possède rien d’autre que “mes doigts”, mes seuls outils pour servir mes clientes. Dieu m’a donné une certaine aura, ce qui fait que j’attire plus de clients que d'autres, malgré la concurrence. »
Samira souligne que sa longue expérience dans ce métier est le fruit de plus de quarante années de travail acharné dans la rue, sa seule source de revenus et son havre.
Un refuge spirituel pour les femmes
Samira évoque certains des obstacles auxquels elle a été confrontée : « Je devais souvent changer d'emplacement en raison des disputes fréquentes avec d'autres femmes pratiquant le harkous. L’une de mes querelles les plus mémorables fut avec "maître Latifa", la gardienne du sanctuaire de Sidi Ali Mezri, un lieu de pèlerinage religieux dans la ville de Monastir : elle m'a sauvagement chassée de cet endroit, qui attirait visiteurs, pèlerins et touristes.»
Samira excelle dans son métier. Elle accueille les femmes avec un sourire mystérieux. Avec des mains douces, elle ouvre délicatement leur paume et commence à lire les fines lignes qu'elle déchiffre comme une carte de la vie. Elle plonge dans les détails du passé et les secrets de l'avenir, leur parlant de leur destin, inévitable, et de leur cheminement amoureux, qu'il soit imminent ou encore lointain.
Et lorsqu’elle exerce le tatouage au harkous, Samira se transforme aussitôt en une artiste sur scène. Ses gestes deviennent théâtraux, captivant l'attention des passantes. Elle prépare lentement sa pâte noire, prend son aiguille, l’immerge dans la mixture, puis penche légèrement la tête avant de créer des arabesques complexes sur la main ou le pied de la cliente.
Persécution policière et stigmatisation : des défis quotidiens
A Tunis, les tatoueuses font face à de nombreux obstacles. Elles sont assises sur de petits tabourets inconfortables, sans dossier, pendant de longues heures le long du trottoir de l'avenue Charles de Gaulle. Leurs visages semblent fatigués et leurs vêtements sont usés, tachés de sombres traces à cause de la manipulation constante de la pâte. Leurs mains, noircies par leur travail, sont tendues vers les passantes, les invitant à essayer leurs motifs traditionnels. Les pressions financières aggravent les difficultés de ces femmes. Elles peinent à réunir l’argent nécessaire pour acheter des ingrédients de qualité recommandés pour la préparation du harkous. Aussi lorsqu’elles ne parviennent pas à surmonter leurs difficultés financières, elles sont souvent contraintes d'utiliser des produits de qualité douteuse.
À cela s'ajoutent les poursuites policières fréquentes. La pratique du harkous étant considérée comme informelle, les tatoueuses sont souvent pourchassées des espaces publics où elles tentent de s’installer. Ainsi les femmes subissent une surveillance constante de la part de la police en raison de la nature non réglementée de leur travail.
Le métier de tatoueuse pratiqué dans la rue est illégal en Tunisie. Les femmes qui l'exercent n'ont pas de registre commercial et ne sont pas couvertes par le système fiscal réservé aux métiers itinérants. Elles risquent des amendes pouvant aller jusqu'à 60 dinars tunisiens (environ 20 dollars américains) ou une peine d'un mois de prison pour avoir installé un stand non autorisé et violé les règlements municipaux. Cette situation, combinée aux violences qu'elles subissent, rend leur quotidien impossible.

La sociologue Nesrine Ben Belkacem souligne que les métiers saisonniers et non réglementés, comme celui des tatoueuses de harkous, placent les femmes dans une situation plus difficile que celle des hommes exerçant des métiers similaires. « Les femmes sont victimes de harcèlement et de chantage sexuel en raison de leur genre, explique-t-elle, tandis que les hommes parviennent souvent à échapper aux poursuites policières en payant des pots-de-vin. »
Les hannana de la rue font également face à une forte stigmatisation sociale, étant souvent l'objet de regards méprisants, de harcèlement et de violences verbales de la part de certains voisins et passants. Interrogé, un vendeur -partageant la même rue que l’une des tatoueuses -s’exprime en ces termes : « C'est une scène vraiment dérangeante de voir une femme étendre ses pieds dans la rue pour se faire tatouer par ces nouvelles hannana. »

Devant une boutique, au beau milieu de la rue, Hayet, travaille sur une chaise qu'elle installe ici chaque jour. Âgée de trente-trois ans, cette jeune mère est séparée de son mari et vit dans un appartement en location dans le quartier pauvre de Mallasine, avec sa sœur et son fils. Hayet reste sur les lieux tout au long de la journée, mais quand vient l'heure du déjeuner, elle se réfugie dans le hall d’un immeuble pour manger. Son quotidien est âpre : insultes, vols de ses instruments de travail, disputes régulières avec les autres professionnelles du harkous pour s'assurer une place sur le trottoir. Ces tensions s'intensifient pendant la haute saison touristique, lorsque la demande pour le harkous augmente.
Selon le recensement de 2014, environ 306 000 femmes en Tunisie travaillent dans le secteur informel, soit environ 32,5 % de la population active féminine du pays. Une étude menée en 2022 par le Forum tunisien des droits économiques et sociaux, intitulée Le marché de la rue d'Espagne ou la base de l'économie parallèle en Tunisie (Approche socio-anthropologique), révèle que la majorité des femmes actives dans cette filière sont issues de milieux défavorisés et travaillent dans des conditions extrêmement difficiles : longues heures de travail, salaires très bas, sans aucun accès aux protections sociales ni au système bancaire formel. De plus, elles portent souvent la double charge du travail domestique non rémunéré auquel s’ajoute leur métier de rue.
Des alternatives temporaires en hiver
Hayet, Habiba, et Malika, trois tatoueuses provenant de quartiers populaires défavorisés, notamment Mallasine, Sidi Hssine, et Hay Hlel, que nous avons rencontrées à Tunis parlent du « défi de l’hiver ».
« En hiver, la vie devient plus dure que jamais, raconte Malika. Personne ne vient se faire tatouer au harkous quand le vent souffle et qu'il pleut. Le harkous est un métier d'été, alors je me résous à faire des ménages. Mais le salaire est à peine suffisant pour acheter de quoi manger. Parfois, je rentre à la maison désespérée, mais je sais que je n'ai pas d'autre choix. Nous vivons en marge d'une société qui ne nous prête aucune attention. »
Habiba, quant à elle, se tourne vers les salons de beauté en hiver : « Quand le temps se refroidit, je me rabats sur coiffeurs pour dames. Mais je ne suis pas coiffeuse qualifiée, je fais de l'épilation au sucre, sans contrat, ni protection sociale. Je suis payée à la tâche, uniquement. Les clientes viennent se faire belles, tandis que moi, je passe de longues heures les mains plongées dans une pâte de sucre brûlante. »
Un discours officiel hostile
Au milieu des embûches imposées par le contexte politique et économique actuel en Tunisie, les tatoueuses ambulantes voient leur souffrance accrue. Cela est particulièrement dû au discours officiel du président Kaïs Saïed, hostile aux métiers de rue. Bien qu’il brandisse des slogans sociaux appelant à la lutte contre la corruption et à la restauration de la souveraineté du peuple, il existe une nette contradiction dans sa politique à l’égard des groupes vulnérables, et, plus généralement, de l’économie informelle. Depuis son accession au pouvoir, Saïed a promis d'éradiquer cette dernière, affirmant que les vendeurs ambulants contribuent à l’anarchie économique et sociale. En revanche, il n'a proposé aucune solution concrète ni de quelconques mécanismes pour intégrer ces groupes dans le secteur formel. Ainsi, les cris des femmes qui pratiquent le harkous restent confinés sur l’asphalte de leur quotidien.
Samira confie : « Dans la rue, je vis parfois dans la peur, mais quand je ferme les yeux, je me vois dans un autre monde auquel je n’ai pas accès, un monde qui reconnaît mon existence et respecte ma dignité. Je ne sais pas ce que cela signifie d'appartenir à un milieu ou à un métier car je n'ai jamais appartenu qu'à la rue… ».
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.