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Angela Sahoui
Assise sur un banc en bois dans le parc ‘ Khawla’, près de la place Bâb Touma à Damas, une femme surnommée "Oum Youssef" veille sur sa voiture, qui renferme tout ce qui lui reste. Une vieille voiture grise délabrée de type Volkswagen, garée au même endroit depuis de nombreuses années. Alors que toutes les autres voitures bougent, celle d’Oum Youssef semble clouée à l’asphalte, immobile tel un lampadaire. Ce qui renforce cette impression d’immobilité, ce sont les pneus posés sur son toit, chargés de quelques sacs de provisions : du pain, du boulgour et des pâtes. À travers la fenêtre, on remarque qu’Oum Youssef a également choisi la voiture comme lieu de repos, car on y aperçoit une couverture grise et un oreiller posés à l’emplacement du volant, désormais détaché, un signe que cette voiture ne bougera plus jamais.
Une vie pleine d’épreuves

Le visage halé par le soleil et rempli de rides, les cheveux blancs et les yeux fatigués, Oum Youssef observe les passants. La dureté de la vie et des épreuves qu'elle a traversées se lisent sur ses traits, et on comprend vite qu’elle n’a pas eu une existence facile. Parfois, elle se perd dans ses pensées, jusqu'à ce qu’un client l’appelle, la ramenant à la réalité pour préparer une tasse de café près de sa voiture, où elle entrepose ses marchandises, sa bouteille de gaz et les outils pour préparer des boissons chaudes.
Cette sexagénaire a vécu des moments difficiles qui résument sa vie, ses souvenirs et ses douleurs. « Depuis le 11/11/2008, raconte-elle, je suis veuve, puis mon fils a été tué par un obus. J'avais un autre fils plus jeune, mais il est mort d’un cancer. » Oum Youssef peine à se rappeler exactement de la date de la mort de son fils, tué par un obus. « C’était en 2015, ... Ça fait peut-être sept ans, ou plutôt neuf ans qu’il est tombé en martyr », dit –elle.
Vêtue de haillons, le visage empreint de tristesse, elle raconte calmement et avec dignité la tragédie de la mort de son fils victime d’un obus durant les années ou la guerre était à on paroxysme[1]. À cette époque, des obus de mortier s’abattaient sur Damas et sa banlieue, tirés à la fois par les forces du régime syrien et les milices armées qui contrôlaient les périphéries de la capitale. Si l’origine exacte des tirs demeure floue, deux faits restent certains: d’abord, ces obus, tirés en grand nombre, ont fait de nombreuses victimes, dont le fils d’Oum Youssef; ensuite, ces bombardements étaient le résultat d’un conflit syro-syrien, et les victimes étaient des civils innocents. Cette guerre a coûté la vie à plus d’un demi-million de Syriens. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, environ 618 000 personnes ont péri depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011.
La voiture, bouclier de vie pour Oum Youssef
Oum Youssef poursuit le récit de ce jour funeste: « Ce jour là, je préparais du café pour l’épouse d’un officier. Mon fils était à mes côtés. Il y avait aussi deux jeunes filles irakiennes qui attendaient leurs cafés. Soudain, l’obus est tombé. Mon fils est mort ainsi que l’épouse de l’officier. Les deux jeunes filles ont été blessées. Quant à moi, je n’ai reçu aucun éclat, je me trouvais derrière la voiture en train de préparer le café. Les éclats se sont envolés jusqu’au parc. Beaucoup de gens ont perdu la vie, mais moi, j’ai survécu. » Il semble que la voiture ait protégé Oum Youssef d’une mort certaine ce jour-là. Après la mort de son fils, elle a repris son travail près de cette même voiture, bien que celle-ci appartienne à l’un de ses proches et que son étal ne soit pas autorisé. Sa vie en dépend, c’est son gagne-pain. Récemment, elle en a aussi fait son refuge.

Avant tout cela, Oum Youssef menait une vie ordinaire comme tant d’autres femmes. Elle vivait dans une maison avec son mari, fonctionnaire dans une administration publique, et ses deux fils. Après la mort de son mari, puis de son premier fils, qui a succombé à une maladie grave, elle a commencé à aider son second fils dans ce commerce de café ambulant. Lorsque celui-ci est à son tour décédé, elle n’a eu d’autre choix que de continuer seule pour survivre. Quoi qu’il en soit, Oum Youssef n’est pas la seule femme à travailler. En effet, le travail des femmes en Syrie est en constante augmentation. Selon un rapport de l’Observatoire économique syrien publié par la Banque mondiale, la participation des femmes au marché du travail a doublé, passant de 13 % en 2010 à 26 % en 2021. Mais le chiffre le plus choquant a été annoncé par un responsable du gouvernement syrien à « Athar Press »[2] : pour chaque homme actif, il y a désormais sept femmes qui travaillent en Syrie.
Cette augmentation résulte de la perte des hommes, qu'elle soit due à l’immigration, à la mort ou à la détention. La majorité des jeunes ont quitté la Syrie pour fuir le service militaire. Par ailleurs, plus de 150 000 personnes sont toujours portées disparues en Syrie, dont 10 221 femmes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme."
Une place qui lui rappelle son fils
La place Bab Touma, qui abrite l'une des sept portes de Damas, est l'un des lieux les plus emblématiques de la capitale syrienne. Elle marque l'entrée de la vieille ville de Damas, une destination prisée aussi bien par les visiteurs qui viennent des autres provinces syriennes que, plus récemment, par les touristes arabes et étrangers, après des années d'interruption du tourisme en raison de la guerre.
Pour Oum Youssef, Bâb Touma revêt une importance bien au-delà de son caractère historique et touristique, s’inscrivant dans une dimension personnelle et psychologique liée à sa mémoire et son vécu personnel. Bien qu’elle soit originaire de la province de Soueïda, située au sud du pays à 100 km de la capitale, son attachement à la place Bâb Touma n’a d’égal que celui des Damascènes eux-mêmes. Elle n’a pas choisi de partir malgré la guerre et la mort : « Je n’ai jamais voulu partir, ni avant ni maintenant. Si je l'avais voulu, je serais partie depuis longtemps… Mais je ne quitterai jamais l’endroit où mon fils est mort, jusqu’à mon dernier souffle. »
La relation d'Oum Youssef avec la place "Bâb Touma" dépasse le simple fait qu'elle constitue sa seule source de revenus. Cette place est le dernier souvenir qu'elle a de son fils, qu'elle a perdu tout près de son lieu de travail.
Les tentatives d'Oum Youssef pour défier la corruption et l'effondrement économique

Oum Youssef a tenté d'obtenir une carte de martyr pour son fils, un document que le gouvernement syrien distribue aux familles des martyrs et qui est censé leur assurer des facilités et des aides. Cependant, cette carte ne l’a pas aidée à obtenir une autorisation pour son travail, en raison des longues files d'attente, du favoritisme et de la nécessité d’être recommandé. En outre, Oum Youssef subit des pressions de la part du conseil municipal, n'ayant pas pu obtenir de permis pour son étal. Les inspecteurs municipaux et les membres du conseil visitent régulièrement son étal ainsi que ceux des autres vendeurs, exigeant des pots-de-vin en échange de la non-fermeture de leurs commerces. Ces inspections ressemblent à une forme de corruption légalisée, en l'absence de tout mécanisme de contrôle.
Les étals, en particulier ceux qui vendent des boissons chaudes à emporter et des cigarettes, comptent parmi les petits commerces les plus répandus en Syrie. Leurs propriétaires sont les plus exposés à l'interaction avec des institutions étatiques souvent très bureaucratiques, qui exploitent ces échanges pour extorquer des pots-de-vin. Vendre directement dans la rue devient ainsi un véritable défi. Selon le rapport de l'Organisation internationale de la transparence, la Syrie reste en bas du classement de l'indice mondial de la corruption pour l'année 2023, avec un score de 13 sur 100, partageant les dernières places avec la Somalie.
La dégradation de la situation économique a poussé Oum Youssef à quitter son logement loué dans le quartier de Douaila pour vivre dans la voiture où elle vend son café. Le loyer de son appartement avait grimpé à 900 000 livres syriennes, soit environ 60 dollars américains, tandis que le salaire d'un fonctionnaire ne dépasse guère 20 dollars. Selon un rapport de la Banque mondiale, la livre syrienne a perdu 141 % de sa valeur face au dollar en 2023, et l'inflation des prix à la consommation a augmenté de 93 %. Cet effondrement a forcé les Syriens à prendre des décisions difficiles, comme Oum Youssef, qui témoigne : ”j'ai quitté ma maison, où j'avais vécu pendant de nombreuses années, car je ne pouvais plus en payer le loyer. Récemment, j'ai dû dépenser quatre millions de livres syriennes, soit environ 266 dollars, pour me soigner. Les coûts étaient exorbitants, mais je ne peux que remercier Dieu. J'ai réussi à les payer en plusieurs mensualités grâce à mon travail et à mes économies. Aujourd'hui, je dors, je cuisine et je travaille dans ma voiture ; toute ma vie tourne autour d'elle", ajoute-t-elle en plaisantant : "Au moins, de cette façon, je peux la surveiller et éviter les voleurs et les vandales.
Les difficultés d'être une femme qui vend du café dans la rue
Dans un pays où le patriarcat règne, il est particulièrement difficile pour une femme de tenir un commerce de rue depuis une voiture délabrée ! Les matières premières pour ses boissons sont de plus en plus chères, et les bouteilles de gaz sont devenues rares à cause de la guerre qui dure depuis 14 ans, suivie d'un blocus économique lié au Caesar Act et aux sanctions économique européennes successives[3]. Heureusement, elle peut compter sur le soutien d'amis et de connaissances qui l’apprécient, notamment des vendeurs et distributeurs de matières premières, ce qui lui facilite l'achat de thé, de sucre, d’herbes sauvages, de café et de Nescafé. Grâce à cela, Oum Youssef parvient à maintenir son petit commerce et à résister à la concurrence des nombreux étals qui fleurissent un peu partout, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des quartiers résidentiels, le long des routes principales, près des stations-service et des parcs publics.
En plus de ces difficultés, Oum Youssef doit faire face à des problèmes supplémentaires, notamment les vols répétés qui nuisent à son activité et lui causent de lourdes pertes dans ce contexte d'effondrement économique. Sa voiture a été cambriolée à trois reprises, la dernière fois il y a quelques mois. Un matin, elle a découvert les vitres brisées, sa bouteille de gaz volée, ainsi que plusieurs caisses de marchandises. Cela représentait un véritable défi pour elle, compte tenu du prix élevé des bouteilles de gaz et de la difficulté de s'en procurer.
Une campagne d'aide à Oum Youssef
Après l'un de ces cambriolages, certains de ses client.e.s ont organisé une campagne de soutien sur les réseaux sociaux, récoltant une somme d'argent qui lui a permis d'acheter une nouvelle bouteille de gaz et quelques fournitures pour son travail. La personnalité aimable d'Oum Youssef et le fait qu’elle soit proche des gens font d'elle une figure appréciée dans ce quartier de Damas, certain venant spécialement pour prendre de ses nouvelles.
La jeune fille qui a organisé la campagne, et qui a préféré rester anonyme, raconte : "J'étais une cliente d'Oum Youssef, et un jour, durant l'été 2021, je suis passée pour prendre de ses nouvelles. Elle m'a raconté que sa voiture avait été cambriolée. Le matin, elle avait trouvé les vitres brisées et la bouteille de gaz a disparu. "
La jeune fille a alors lancé une campagne sur Facebook, publiant un post pour inviter les gens à aider Oum Youssef. En effet, des messages de soutien et d'aide ont commencé à affluer, même depuis l'étranger. Elle poursuit : "J'ai été surprise par l'amour des gens et leur envie d'aider Oum Youssef. C'est là que j'ai réalisé à quel point cette dame est populaire. Elle a même reçu des dons de Syriens vivant en Suède et en Allemagne. C'était émouvant, et cela a vraiment aidé Oum Youssef, qui a pu rapidement acheter une nouvelle bouteille de gaz ".
Oum Youssef, défend les femmes dans la rue
La force de caractère d'Oum Youssef se ressent immédiatement. Elle préfère travailler et affronter les difficultés plutôt que de tendre la main pour demander de l'aide. "Je travaillais avec mon fils, nous confie –elle, aujourd'hui je travaille pour survivre. Je travaille dur et honnêtement pour gagner ma vie à la sueur de mon front".
Oum Youssef ne quitte son poste que pour faire un peu de marche lorsqu’elle s'ennuie. Elle ne se lasse pas de répéter : " Comme mon fils est parti ici, on dirait que ce lieu fait désormais partie de moi ».
Il n'est pas facile pour Oum Youssef de travailler dans un milieu où règne le patriarcat. Une fois, un homme étrange est passé, lui demandant de l'eau à boire, mais elle n'en avait pas et était occupée à préparer le déjeuner. Elle lui a donc indiqué d'aller au parc, où il y avait un robinet. Cependant, il est revenu, insistant de manière agaçante. Lorsqu'elle lui a dit qu'elle ne pouvait pas l'aider davantage, il a poussé la miche de pain qu'elle tenait, la faisant tomber par terre. Elle a alors saisi un bâton et l'a frappé jusqu'à ce que des passants interviennent pour le libérer. Cette dame sait comment se défendre !
Par ailleurs, les femmes subissent dans l’espace public toutes sortes de harcèlement. Oum Youssef, qui travaille dans la rue toute la journée et est en contact direct avec les passant.e.s d’une zone bondée, témoigne des nombreuses agressions dont sont victimes les femmes qui s’installent dans le parc ou viennent simplement boire un café chez elle. « Certains chauffeurs viennent me voir quand ils aperçoivent une fille en train de m’acheter un café ou se reposer dans le parc. Ils me demandent de les mettre en relation ou d'obtenir son numéro, mais je les repousse avec des réponses très fermes », explique-t-elle. Oum Youssef s'efforce de protéger la vie privée de ses clientes dans une ville où il est difficile pour une femme de s’asseoir seule dans un parc sans être harcelée de diverses manières.
Notre entretien avec l’aimable vendeuse de café touche à sa fin. Elle m'invite à revenir déguster un café chez elle. Etonnant ! Dans un pays éprouvé par les crises économiques, la fuite des talents et le départ des investisseurs, Oum Youssef rêve de développer son activité et désire ajouter une nouvelle liste de boissons ! Sa vision de l’avenir est unique : « J’ai beaucoup de connaissances, dit-elle, et tout le monde m’apprécie et me vend de la marchandise à de bons prix. L’affection des gens et leur sollicitude me font sentir que je ne suis pas seule. "
[1] Guerre syrienne : La révolution a commencé en 2011 par des manifestations pacifiques, puis s'est transformée en un conflit armé entre l'opposition et le régime syrien.
[2] Les femmes syriennes investissent le marché du travail... Une source du ministère des Affaires sociales a indiqué à Athar Press que l'emploi de nuit des femmes est interdit, sauf dans certains cas.
[3] Sanctions César et sanctions européennes : Une série de sanctions américaines et européennes visant des entités et des personnalités liées au régime syrien et accusées de violations des droits de l'Homme. Elles incluent des interdictions de transactions ou d'exportations de certains produits, ainsi que des restrictions sur les transferts d'argent. Ces sanctions ont également eu un impact négatif sur la vie des civils de la classe moyenne et des pauvres.
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.