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En tant que Syrien.n.es au Liban, nous avons l’impression de revivre sans cesse la guerre, sans savoir comment celle du passé, avec toutes ses terreurs, nous a rattrapés. Je vis deux guerres : l'une dans ma mémoire récente, l'autre dans mon présent, comme des milliers d'autres qui, après avoir fui la mort et la destruction en Syrie, vivent aujourd’hui dans des tentes. Mais désormais, la mort nous traque, devant nous, derrière nous ; elle est partout, littéralement.
Je ne comparerai pas ce que je vis à l’expérience de ceux/celles sur qui tombent des missiles, de ceux/celles qui marchent pendant des heures, parcourant des kilomètres faute de moyens de transport, ou à ces Syrien.n.es que les barils d’explosifs frappent dans leur sommeil. Je me permets encore le luxe d’écrire sur ma peur.
Nos expériences diffèrent quant à la proximité avec la guerre, l'intensité de la menace ou le nombre de fois où la mort nous a frôlés. Ce qui, en revanche, ne change jamais, c'est ce tremblement intérieur et ce désir brûlant de survivre.
Être une femme au milieu de la guerre
Vivre la guerre est difficile, mais ce qui l’est encore plus, c’est d’être une femme en temps de guerre. Tu fais face à deux combats : celui pour échapper à la mort, rester en sécurité, survivre, et celui d’être une femme, avec toutes les difficultés quotidiennes et les défis que cela implique, même s’ils ne sont pas toujours visibles ou semblent parfois insignifiants.
Lors de la première guerre en Syrie, c’est la poésie et l’écriture qui m’ont sauvée. J’ai décidé d’écrire sur tout : la mort, la vie, le désir, mes sentiments les plus profonds et mon corps de femme au milieu de la guerre, et comment la mort s’entremêle avec mon désir de vie et de plaisir. À l'époque, j’ai publié un recueil de poèmes intitulé Trente minutes dans un bus piégé. Ce sentiment ne m’a jamais quittée, comme si j’étais toujours dans un véhicule sur le point d’exploser.
Aujourd’hui, quand je repense à ces années où les obus pleuvaient sur nous, où les maisons tremblaient sous les bombardements, je me rappelle comment je m’accrochais à la lumière de l’écriture et de la vie. Cela peut paraître beau, mais c’était épuisant. Depuis 33 ans, je n’ai fait que survivre : à la société, aux coutumes et traditions, aux idées dépassées, aux machos, au harcèlement, et à la guerre. Même ce que j’écris ici me semble être une nouvelle tentative de survie, une manière de m’adapter et de comprendre ce que je vis et ressens aujourd’hui.
Depuis 33 ans, je n’ai fait que survivre : à la société, aux coutumes et traditions, aux idées dépassées, aux machos, au harcèlement, et à la guerre.
La guerre à nouveau
Aujourd’hui, la guerre a éclaté à nouveau, mais cette fois au Liban, le pays où j’ai trouvé refuge après avoir été épuisée par les conflits et les crises qui dévastaient mon propre pays. Je savais que le Liban était instable, mais c’était la meilleure option pour une jeune femme syrienne dont le passeport ne lui permet pas d’accéder aux pays dont elle rêve. Le Liban était pour moi la première étape sur le chemin de la survie. J’ai dû m’adapter à ma nationalité, vivre avec ce qu’elle me permet, accepter qui je suis et d’où je viens, tout en supportant les regards condescendants des autres, en raison de ma nationalité.
Oui, j’ai fait face au racisme dans plusieurs aéroports, où une fois, un agent de sécurité s’est moqué de moi parce que je voyageais légalement en tant que Syrienne, comme si la norme voulait que nous traversions la mer et les forêts, plutôt que d’être des êtres humains ordinaires, obtenant un tampon sur leur passeport et poursuivant leur route, comme n’importe qui cherchant à atteindre sa destination. Les incidents racistes que je subis ne m’ébranlent pas et ne me font pas détester qui je suis. Je sais très bien comment y faire face, et souvent, je choisis d’ignorer les racistes pour une raison simple : personne n’a le droit de te considérer comme inférieur à cause de ta nationalité ou de ton identité, sauf s’il a perdu son humanité. Et quelqu’un qui a perdu son humanité n’est plus en capacité d’entendre quoi que ce soit, car il cherchera toujours à prouver ta supposée infériorité. Imaginez quelqu’un qui puise sa valeur en se moquant des autres et de leur origine.
Comme si cela ne suffisait pas, la guerre israélienne vient d’éclater ici, révélant que le conflit armé peut prendre des formes diverses. Oui, nous faisons face à des situations inimaginables, comme le refus de certains centres d’hébergement au Liban d’accueillir des Syrien.n.es, simplement parce qu’ils/elles sont syrien.n.es. Même en temps de guerre, il y a des préférences concernant qui est humain - et donc digne de compassion- en fonction de son pays d’origine. Les Syrien.n.es se retrouvent seul.e.s, sans aucun soutien, abandonné.e.s par leur propre gouvernement. Même à la frontière syro-libanaise, les Syrien.n.es sont maltraité.e.s, contrairement aux Libanais.e.s. La Syrie a toujours été un pays de paradoxes, prouvant que l’injustice envers les Syrien.n.es ne cesse jamais, elle change juste de forme.
Retourner en Syrie semble presque impossible, pour des raisons allant des risques d’arrestation à l’effondrement économique, sans oublier qu’il n’y a plus vraiment d’endroit où les réfugié.e.s pourraient revenir. Le retour n’a plus de sens, et il peut même s’avérer dangereux.
Une valise non prête pour fuir
Bien qu’il soit nécessaire de préparer une petite valise avec les documents importants, de l’argent et quelques articles de toilette, je n’arrive toujours pas à m’y résoudre. Chaque jour, je repousse cette tâche en me disant : « Aujourd’hui s’est bien passé, peut-être que demain sera pareil. » Mais la vérité, c’est que nos journées ne se passent pas bien, et la mort rôde autour de nous. Je la vois dans les yeux de mes ami.e.s et collègues, je la sens dans l’air. Même la notion de paix est devenue relative, dépendante de la région où l’on vit et des rues que l’on traverse. Mes ami.e.s me rassurent en disant que je vis dans une zone qui ne sera pas bombardée... quelle ironie !
Je pense aussi que mon refus de préparer ma valise émane de mon désir que tout aille bien, de ma foi que ce beau pays ira bien, et que nous irons bien avec lui.
Peut-être qu’un jour, je regarderai ces années avec une certaine sérénité, et je verrai cette expérience comme une transformation profonde, quelque chose qui a changé ma vision de la vie et ma conception de l’humanité. La guerre et la mort nous rendent soit dur.e.s, soit profondément empathiques envers ceux qui souffrent autour de nous, à travers notre propre souffrance. Et malgré tout, je suis résolue à rester humaine.