Crédit photo de l'image de couverture: Illustration de Rosa Luxembourg, Juin 2024.
Ksibet El Madiouni, un jour ensoleillé de février 2024. Il est midi passé de quelques minutes lorsque la petite ville, située à 10 km au sud de Monastir prend les couleurs des blouses des ouvrières du textile : rose, bleu, vert, mauve, blanc…Comme une estampille de l’affiliation des travailleuses à chacune des petites unités de confection de Ksibet El Madiouni. Des femmes, à la moyenne d’âge entre 20 et 40 ans investissent ici un bout de trottoir, là les escaliers d’une maison en construction, plus loin, un rondpoint. Des mineures de 15-16 ans, , émergent parmi les duos et les trios d’ouvrières. Pas le temps de prendre vraiment le temps, ni même de se défaire de son tablier : elles n’ont qu’une demie heure pour une pause déjeuner prise à l’arraché. Car dans ces petits ateliers de couture, rassemblant en moyenne une trentaine d’ouvrières, parsemant les quartiers d’habitation de Ksibel El Madiouni et spécialisés dans la sous-traitance pour des marques internationalement connues comme Zara, Diesel, Levis, Benetton, Tommy, Dolce &Gabbana, Guess, Max Mara, Gap, Darjeeling… les réfectoires ont avec le temps changé d’affectation. Ils ont été transformés en des sites pour entreposer les coupons de tissus et de la marchandise prête à l’export.
« Elles sortent parce qu’elles ont également besoin de respirer l’air frais et de se réchauffer aux rayons de soleil. Beaucoup d’entre ont développé des allergies à la poussière, de l’asthme provoqué par les fibres du coton ainsi que des allergies aux produits toxiques utilisés pour teindre les jeans. Apparaissent également très couramment chez ces ouvrières des troubles musculosquelettiques du fait de la rigidité de leur position pendant des heures face à leurs machines à coudre et sur des sièges inadaptés à la pénibilité de leur travail », témoigne Amani Allagui, coordinatrice des projets du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) de la section de Monastir. Une ONG, qui fait des droits des ouvrières du textile un sujet à la fois d’enquête de terrain et de plaidoyer pour une meilleure prise en charge de leur accès à la santé.
Toutefois cette demie heure de pause, parfois grignotée par les patrons lorsque les commandes urgent à être livrées : « Leur temps est précieux et le nôtre est démuni de valeur », proteste Fadhila (1), 32 ans, salariée du textile à Ksibet El Madiouni, en soulignant les pressions exercées sur elles à longueur de journée et particulièrement cette course au rendement optimum soigneusement chronométrée par la « cheffa », comme elles appellent leur supérieure.
Des contingents de salarié.e.s à 85 % féminins
Monastir (160 km au sud-est de Tunis) est le premier pôle de production textile en Tunisie où sont implantées 397 PME spécialisée dans la confection, dont 86,5% totalement exportatrices. Soit plus du quart de l’ensemble des entreprises du secteur au niveau national. Avec 70,77 % des entreprises de textile, cette filière emploie dans ce gouvernorat, 44 625 salarié.e.s, dont une majorité de femmes, près de 85%, selon l’étude du FTDES sur les violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile de la région de Monastir (2). Parce que primo, la couture reste un métier genré en Tunisie. Secundo, ses salaires plutôt bas, sont culturellement considérés comme des revenus d’appoint pour les ménages, ce qui, au vu de la réalité actuelle, est loin d’être vrai. Et tertio, cette main-d’œuvre féminine, plutôt nécessiteuse, au niveau scolaire relativement bas a la réputation d’être peu encline à la contestation malgré le double joug de dominations patriarcales et capitalistes.
La filière du textile-habillement représente un levier de toute importance pour l’économie tunisienne. Cependant elle reste totalement dépendante des donneurs d’ordre européens. Ceux-là imposent aux sous-traitants locaux les exigences de qualité, de rendement, de délais et de rythme de travail coupés sur mesure sur le dictat de la fast fashion, dont les mots d’ordre sont : toujours plus vite, toujours plus de collections et de choix, à des prix toujours plus bas. Ce modèle, qui ne connait plus les saisons, a un impact catastrophique sur les ressources humaines, sur le dos desquelles d’énormes profits sont réalisés : les articles du prêt à porter sont vendus en magasin à partir de trois fois leur prix de confection.
Fin des Accords Multifibres, début du travail flexible
La Tunisie est devenue le paradis du textile pour des pays européens comme la France, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne, depuis la mise en place de la loi du 27 avril 1972, relative à la création d’un régime particulier pour les industries produisant pour l’exportation. Cette loi avait pour ambitions de créer le plus grand nombre d’emplois, d’améliorer les recettes en devises et d’augmenter la croissance. L’implantation des entreprises nées à la faveur de cette législation, aux capitaux détenus à 60% par des étrangers, sera largement favorisée par l’Etat.
Le développement de la filière du textile de la sous-traitance a de surcroît été stimulé en 1976 par les Accords préférentiels multifibres avec l’Europe. Il s’agit d’accords à tendance protectrice à l’adresse de pays en développement comme la Tunisie et le Maroc, qui leurs permettaient de ne point subir la rude concurrence des gros fournisseurs pour exporter des quotas de vêtements vers les pays européens.
En 2005, l’accord, que considère l’organisation française Ethique sur l’Etiquette comme : « une rente artificielle […] pour les pays ayant bâti autour du textile une industrie qui dans d’autres conditions n’aurait pas été compétitive » (3), prend totalement fin. La Tunisie voit alors sa part du marché se restreindre comme une peau de chagrin, d’autant plus que comparé à la Chine qui exporte des produits finis, la Tunisie ne fait qu’assembler des tissus fabriqués ailleurs, procédé appelé le travail à façon.
La suspension des arrangements multifibres entraîne des mutations au sein de la filière. Ces changements ont aggravé encore plus les atteintes aux droits des petites mains de la fast fashion.
« En 2009 une mise à niveau nationale de la filière a bien eu lieu, soi-disant pour augmenter sa capacité concurrentielle. Or cet ajustement s’est fait uniquement sur le compte du maillon le plus faible de la chaîne de production à savoir les femmes, qui y triment », affirme Mounir Hassine, directeur de la section du FTDES de Monastir.
Par ailleurs, l’amendement du Code du travail en 1996 a introduit le contrat à durée déterminée (CDD), qui instaure le travail flexible et ouvre la voie aux licenciements abusifs. Aujourd’hui, toujours selon les dernières études du FTDES, 85% des contrats des ouvrières du textile sont à durée déterminée, elles n’étaient que 50% à s’inscrire dans ce travail à caractère précaire en 2013. D’autre part, la filière de l’habillement, qui employait jusqu’à 2007, 250 000 ouvrier.e.s a perdu 100.000 salarié.e.s. Probablement parti.e.s renforcer les rangs toujours plus massifs de ces nombreuses et clandestines unités de production informelles, qui pour leur plupart produisent pour le secteur… formel ! De minuscules entreprises ouvertes dans des garages ou des salons de maisons particulières, connues par leur environnement de travail et leur rémunération ne tenant compte d’aucune couverture sociale, ni d’aucune convention collective, ni encore d’aucune norme de sécurité du travail.
Violences sexuelles : le grand tabou
Six catégories de salarié.e.s remplissent les entreprises de l’habillement. En bas de l’échelle (catégorie 1), se déploient les femmes de ménage. Puis arrivent, avec la catégorie 2, les nouvelles recrues, que la cheffa chargera des taches plutôt simples : repassage, étiquetage et emballage. Le plus gros des contingents représente les couturières attelées à leurs machines (catégorie 3), certaines porteuses d’un certificat d’aptitude professionnelle. Celles-là sont payées aujourd’hui autour de 700 DT (200 euros) par mois. Puis viennent les ouvriers/ouvrières qualifié.e.s et notamment les coupeurs/coupeuses. Si dans le passé ce métier était strictement masculin pour l’effort physique qu’il demande, il se féminise aujourd’hui de plus en plus. La catégorie 5 est réservée au mécanicien, un homme en général, et à la cheffe d’atelier (plutôt une femme), sous la responsabilité de laquelle le mécanicien en confection effectue les opérations de montage et d’assemblage d’articles à base d’étoffes. La cheffa et le mécanicien sont payés aujourd’hui autour de 1. 200 DT (355 euros). Le ou la cheffe qualité et le ou la cheffe rendement se trouvent au sommet de l’échelle de la production, leur salaire peut équivaloir à 1.500 ( 444 euros) DT et même plus.
Le secteur du textile suit, majoritairement, le régime de 48 heures. Les journées de travail sont d’au moins huit heures. Quand ils sont comptabilisés, ni les heures supplémentaires, ni les jours fériés ne sont généralement majorés conformément à la loi.
Les violences sexuelles sont le grand tabou de ce monde majoritairement féminin : « Pour la stigmatisation sociale que cela peut provoquer, ce problème, les ouvrières l’évoquent à demi-mot. Notamment lors des entretiens que nous avons menés pour l’étude de l’UGTT sur « Femmes et violences de genre sur les lieux de travail ». Elles nous ont restitué alors ce qui se passe parfois dans les coulisses de leur atelier : ce chef, qui vient interroger une jeune employée sur sa vie intime ou ce gardien, qui a installé une caméra dans les toilettes pour dames et qui a été attrapé la main dans le sac », déclare Nahla Sayadi.
« Avons-nous donc le choix ? L’usine reste la seule alternative des filles en échec scolaire de Ksar Helal ? »
Visage riant et silhouette menue, Malika, 45 ans, travaille dans une boutique de prêt à porter à Monastir. Dans ce magazin du centre-ville, elle règne en vendeuse principale depuis deux ans. Malika n’en pouvait plus du rythme infernal des ateliers de textile de Ksar Helal, dans la région de Monastir, où elle a commencé à travailler dès l’âge de 13 ans, pour imiter l’exemple de ses tantes et cousines.
« Avons-nous donc le choix ? L’usine reste la seule alternative des filles en échec scolaire de Ksar Helal ? », soupire Malika.
Ses trente ans de carrière ont été entrecoupés de plusieurs périodes de rupture avec l’usine, allant d’un mois à trois années.
« Je quittais dès que j’étais assaillie par un état d’épuisement physique et psychologique. Il me fallait renouveler mes forces avant de rejoindre de nouveau l’entreprise. L’été, sous 40 degrés à l’ombre, nous cousions des manteaux en fourrure pour les collections de l’hivers, sans même un ventilateur pour rafraichir l’air. La sueur coulait de nos têtes aux pieds. L’hivers, nous grelottions dans des ateliers livrés aux courants d’air. Je terminais mes journées, ankylosée aux genoux et les deux bras engourdis, pesant plus lourd que les machines à coudre ».
Il ne fait pas beau de l’autre côté du miroir de l’image chic, raffinée et glamour de la fast fashion…
Malika, certes aujourd’hui moins bien payée qu’à l’usine mais beaucoup plus sereine et épanouie, a récolté de ses cycles passés de travail acharné des varices profondes à force de se maintenir debout devant la table de repassage. Elle n’a heureusement pas attrapé les troubles musculo-squelettique (TMS), connus pour survenir au moment où le(a) salari.é.e dépasse ses capacités fonctionnelles et ne bénéficie pas d’une récupération suffisante. Ces troubles, qui empêchent aujourd’hui Fethia, 60 ans, victime de la fermeture sans préavis de l’entreprise belge Absorba en 2013, d’articuler son poignet : « les douleurs me réveillent la nuit. Je ne peux même plus tenir un verre à la main, car je risque de lâcher tout objet que je porte », se plaint-elle.
Plaintes pour licenciement abusif : le parcours des combattantes
Fethia, Jamila, Neyla, Najah, Amel… et les deux mille et quelques ouvrier.e.s de toutes catégories ont reçu des jugements en leur faveur après avoir porté plainte contre la fermeture sans préavis de l’usine Absorba. Or, les mesures de réparations décidées par les tribunaux et estimées à plusieurs milliers de dinars au profit de chacune restent le plus souvent lettre morte. Comment les faire exécuter quand le patron étranger a déjà plié bagages, ne laissant derrière lui qu’un matériel en fin de carrière, lorsqu’il n’a pas abandonné traites et dettes non payées ?
Pour la syndicaliste Nahla Sayadi, les fermetures sans préavis ont connu une augmentation notable après la révolution tunisienne de janvier 2011, « au moment, où les employé.e.s du textile ont acquis une certaine conscience sociale », fait-t- elle remarquer.
Une histoire de résistance a marqué l’actualité de l’année 2016. Après la cessation du versement de leur salaire en janvier, les 67 femmes de l’usine Marmotex, de la Chebba, dans le gouvernorat de Mahdia, ont, après avoir manifesté dans la rue, choisi en mars 2016 la voix de l’autogestion pour sauver leur usine de confection de vêtements de déguisement totalement exportatrice. Un accord avait été trouvé avec l’UGTT, l’inspection du travail et le propriétaire. Cependant le patron, un homme puissant et influent dans la région, a tout fait pour saboter le projet. La coopérative en construction, au grand dam de ses fondatrices, s’est écroulée...
Cependant, l’initiative a bien été retenue par la section de Monastir du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, qui en 2020 a ouvert une coopérative de textile à Ksibet El Madiouni. Appelée « Les Mains Solidaires », l’usine a réussi à réintégrer dans le marché du travail 50 femmes, pour leur plupart âgée de plus de 40 ans, rejetées par un ogre mangeur d’hommes et de femmes nommé production non-stop de la fast fashion.
Coopérative Les Mains Solidaires, ou la dignité retrouvée des ouvrières
Retour à Ksibet El Madiouni. La coopérative Les Mains Solidaires est sise sur l’avenue Bourguiba, au cœur de la ville. A l’intérieur, l’atelier de taille moyenne, dispose d’une large table pour la coupe, des chaudières, ainsi que d’un magasin, qui regorge de robes pour dames, d’articles de sport et de vêtements pour enfants. L’unité de production, une fébrile fourmilière, regroupe une trentaine de femmes en blouses couleur rose, bordeaux, bleu, blanc, dernières traces du label des usines où elles ont travaillé avant de rejoindre la coopérative. La différence ici par rapport aux 396 entreprises de confection de la région, consiste dans le fait que les ouvrières dirigent elles-mêmes leur société ! Selon un modèle puisé dans l’économie sociale et solidaire.
« Elles sont partie prenante de l’affaire, voilà le secret de leur motivation. Les décisions concernant la stratégie de notre société se prennent d’une manière collégiale. Les ouvrières élisent lors d’une Assemblée générale les membres du conseil d’administration de la société », explique Jamila Bousaid, 58 ans, présidente de la Coopérative de textile Les Mains Solidaires.
« Les douleurs me réveillent la nuit. Je ne peux même plus tenir un verre à la main, car je risque de lâcher tout objet que je porte »
Dans son bureau, trônent deux portrais d’anciennes ouvrières, compagnes de route de Jamila Bousaid, ceux d’Emna Zayati et de Raoudha Bousrih, décédées trop jeunes en 2021, à l’âge de 55 ans, des suites de maladies professionnelles. Personne ici ne veut les oublier !
L’histoire des Mains Solidaires, commence au début de l’année 2020 lorsqu’un groupe d’employées de l’habillement âgées de plus de 40 ans et licenciées abusivement, vient frapper à la porte du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Elles connaissent bien quelques-uns de ses membres les ayant interviewés dans le cadre de leurs enquêtes. Plusieurs d’entre elles avaient des affaires judiciaires en cours depuis bien longtemps contre des patrons partis sans laisser d’adresse ainsi que des dizaines d’années d’expérience à leur actif. Au bout d’une traversées du désert, elles se sont retrouvées sans ressources : c’est là où l’idée d’une entreprise autogérée, comme à Chebba trois années auparavant, refait surface chez le FTDES. Portée par l’enthousiasme de ses fondatrices, la coopérative est créée en mars 2020.
L’aventure s’avère semée d’embuches. Périlleuse ! Car la loi relative à l’économie sociale et solidaire adoptée par le parlement le 17 juin 2020, est restée suspendue. Elle n’a pas été suivie de décrets d’application la rendant viable. Conséquence, les deux principaux blocages rencontrés par Les Mains Solidaires résident dans une administration conservatrice et surtout dans la concurrence déloyale avec les produits issus de l’informel qu’ils soient locaux ou importés de Turquie ou de Chine.
Les femmes ont travaillé sur un catalogue illustré de multiples articles et modèles de leur propre création, à base de matériaux eco-frendly et démontrant la large palette de leur savoir-faire : T-shirts pour hommes et pour femmes, joggings multi-sexe, blousons à capuche, dossards, tabliers, sacs en tissus, jetées de table, boites à rangement...
« Nous avons fait du porte -à -porte pour montrer le catalogue à des commerçants tout en expliquant notre démarche. Ils louaient la qualité du travail et l’intérêt de notre projet social. Mais aucune négociation n’aboutissait. On n’arrivait point à concurrencer le marché de l’informel. Si ce n’est le soutien du FTDES, qui vendait nos produits lors de ses colloques et évènements, nous aurions nous aussi mis la clé sous la porte. Alors on est retourné vers la sous-traitance du travail à façon, qui nous assure, bon an, mal an, des commandes à même au moins de garantir le paiement des salaires de notre personnel », se désole Iheb Ben Salem, directeur exécutif de la coopérative.
Aujourd’hui, malgré le soutien financier pour l’achat du matériel de couture offert par l’Union européenne et le CCFD-Terre solidaire ainsi que toute la bonne volonté de l’équipe, sa créativité et sa détermination, c’est la pérennité des Mains Solidaires qui semble en jeu.
Malgré vents et marées, Les Mains Solidaires reste un point lumineux dans ce sombre océan d’entreprises régies par un système asservissant femmes et hommes.
Les ouvrières du textile ont pour leur majorité requis l’anonymat. Nous avons donc changé leurs prénoms et caché leurs noms
Violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur de textile (Monastir)
La fin des Accords Multifibres, Etique sur l’Etiquette