Le bilan est tragique : 11.300 morts et 10.100 disparu.e.s, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha) qui a fait état de ces chiffres samedi 16 septembre dans la soirée. Le maire de Derna, la ville ensevelie sous un fleuve de boue, avance pour sa part le nombre de 20.000 victimes.
Au-delà de ces décomptes incertains, les images et les témoignages qui nous arrivent de Derna, une semaine et un jour après le passage de la tempête Daniel racontent la réalité dantesque d’amas de corps engloutis sous terre, et de centaines de noyés dérivant au large des côtes. Les deux barrages qui ont cédé sous la pression des pluies torrentielles -deux ans de précipitation en un seul jour- sont à l’origine d’une telle dévastation. Le déploiement des secours qui se sont pourtant intensifiés reste compliqué, le recensement et l’identification des victimes problématiques.
« On dirait que le centre de la ville de Derna vient d’être bombardé, écrit dans « El Pais », Patricia Simon. La journaliste, qui appartient au réseau Medfeminiswiya, était quelques jours plus tôt au Maroc pour documenter les ravages du tremblement de terre. Ses pas la portent à présent dans une autre région de cette Méditerranée doublement endeuillée. A Derna, elle porte un des masques que les soldats distribuent à l’entrée de la ville pour faire face à l’odeur des corps en décomposition : « qui s’attaque aussitôt aux vêtements et aux narines, et dont on ne se débarrasse pas facilement. »
Une odeur qui la conduit vers « la fin du monde : « Le canal à travers lequel aurait dû défluer l’excès d’eau des barrages, qui coupait en deux parties la ville reliées par huit ponts, est désormais un trou noir de décombres et de câbles. Les vagues gigantesques provoquées par la rupture des barrages ont emporté des dizaines d’immeubles avec de nombreux habitants à l'intérieur », observe encore sur le terrain Patricia Simon. De fait, des quartiers entiers de Derna ont été anéantis et les drones montrent une ville rayée de la carte géographique de l’est libyen. La situation sur place est dramatique : risque d’épidémie et manque d’eau potable menacent les survivants. Des dizaines d’enfants ont été intoxiqués en buvant.
Source vidéo: RaiNews
Entre chaos climatique et politique : une catastrophe annoncée
Mais L’ampleur du désastre ne saurait être réductible à la seule fatalité : le réchauffement climatique, et les conflits internes qui ravagent la Lybie ont contribué à la catastrophe. Pour désigner le phénomène climatique qui a frappé Derna et sa région, les météorologues ont inventé un mot-valise : « Medicane », contraction de « Mediterranean » (Méditerranéen) et « Hurricane » (cyclone). Il s’agit d’une dépression subtropicale se formant au niveau de la Méditerranée orientale.
Cet ouragan dont le cœur est constitué d’air chaud peut survenir jusqu’à trois fois par an, de septembre à janvier. Ainsi, la tempête Daniel qui a balayé la Grèce, la Turquie et la Bulgarie avant de s’abattre sur les côtes libyennes a vu ses forces démultipliées en parcourant la surface de la Méditerranée dont les eaux sont 2 à 3 degrés plus chaudes que d’habitude. Un record qui a atteint en juillet plus de 28° et qui pointe, une fois encore, les affres du dérèglement climatique.
Toutefois, selon Petteri Taalas qui dirige l’organisation météorologique mondiale rattaché à l’ONU : « la plupart des victimes auraient pu être évitées », d’autant que le centre météorologique national de Lybie certifie avoir alerté les autorités 72 heures avant l’arrivée du cyclone, afin que des mesures préventives soient prises et que la population puisse être évacuée.
C’est à l’inverse une totale désorganisation qui a régné sur place. Ce chaos est imputable à l’instabilité politique dont souffre le pays depuis des années où deux gouvernements se disputent le pouvoir : celui de Tripoli reconnu par l’ONU, et celui de l’Est du pays contrôlé par le Maréchal Khalifa Haftar qui bénéficient de nombreux soutiens internationaux, comme celui de la France. Autour d’eux : une prolifération de groupes armés, aux allégeances mouvantes, déstabilisent et fragilisent davantage le territoire libyen.
Les filles et les femmes, premières victimes de dérèglement climatique
Malgré tout, cette crise humanitaire sans précédent a déclenché une vague de solidarité inédite dans le pays : des centaines de bénévoles se sont déplacés de l’ouest libyen pour venir en aide aux populations de Derna et de ses environs. Mais tandis que les hommes s’activent et témoignent, la voix des femmes peinent encore à se faire entendre.
Et pourtant, faut-il le rappeler, ce sont elles les premières victimes du changement climatique. En effet, lors de catastrophe naturelle, elles ont 14 fois plus de risques de mourir que les hommes : « Ce chiffre s’explique par des inégalités entre les sexes qui sont préexistantes. Lorsque la catastrophe survient, elles ont moins accès à l’information, ne trouvent pas les solutions de replis et doivent en plus s’occuper des enfants », expliquait dans le site « Novetic » Armelle Le Comte chargée des questions environnementales et énergétiques à Oxfam. (1)
En outre, sur les territoires sinistrés, les problèmes liés à la santé sexuelle et reproductive des femmes (hygiène menstruelle, grossesse, etc.), ainsi que la violence prédatrice de la part de certains hommes, les affectent doublement : « Il est de plus en plus évident que les femmes sont plus vulnérables que les hommes, écrivait la chercheuse Balgis Osman-Elasha, il y a déjà une quinzaine d’années (2). En grande partie parce qu'elles représentent la majorité des pauvres dans le monde et dépendent davantage des ressources naturelles menacées. La différence entre les hommes et les femmes est également notable en ce qui concerne leurs rôles, leurs responsabilités, la prise de décisions, l'accès à la terre et aux ressources naturelles, les opportunités et les besoins. Dans le monde entier, les femmes ont moins accès que les hommes aux ressources, telles que la terre, les crédits, les intrants agricoles, les structures de prise de décision, la technologie, la formation et les services de vulgarisation qui renforceraient leurs capacités à s'adapter aux changements climatiques. » (3)