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Le 5 septembre, Gauri Lankesh, 55 ans, vient de boucler son édito, « A l’ère des fake news », et de regagner son domicile à Langore quand elle s’écroule sur le pas de sa porte quatre balles viennent de lui transpercer le corps, elle meurt sur le coup. Un mois plus tard, le 16 octobre 2017, la journaliste la plus dérangeante de Malte, Daphne Caruana Galizia, 53 ans, est brûlée vive dans l’explosion de sa voiture, pratiquement sous les yeux de son fils.
Tenaces, engagées, jusqu’aux boutistes dans leur recherche de la vérité, ces deux journalistes chevronnées, avaient fini par fonder leur propre média pour documenter, les réalités occultes de leur territoire. Gauri Lankesh crée en 2005 l’hebdomadaire « Gauri Lankesh Patrike », elle y documentera pendant une bonne décennie les affaires de corruption, la montée des nationalistes et les conflits interreligieux dans l’Etat du Karnataka.
Peu avant sa mort, c’est surtout les agissements de l’extrême droite indienne, incarnée par le Bharatiya Janata (BPJ), qu’elle dénonce, débusquant les pratiques de désinformation auquel se livre le parti de droite nationaliste hindou. « Il croit au pouvoir d'un mensonge qui revêt l'apparence de la vérité par sa constante répétition » écrit-elle à propos de l'ancien Premier ministre du BJP, Atal Bihari Vajpaye. Pour contrecarrer les rumeurs virales qui pourrissent l’information, elle envisage avec des collègues de monter un projet de vérification de l’information participatif.
A la même époque, Daphné Caruana Galizia anime le blog qu’elle a lancé en 2008 « Running Commentary », suivi par des millions de maltais. Elle y traque sans répit la corruption qui gangrène son île. Un fléau national dont elle entend bien démonter les rouages. Elle se focalise, notamment, sur l’affaire des Panama Papers dans laquelle est impliqué Joseph Muscat, le premier ministre au pouvoir de 2013 à 2020. Elle enquête aussi sur les mécanismes qui ont fait de Malte un véritable paradis fiscal, en octroyant à de riches étrangers des passeports de complaisance.
Peu avant sa mort, c’est sur la nouvelle centrale de gaz et d’électricité, Electrogas, qu’elle fixe son attention. Le plus gros marché public de l’île lui semble louche ; elle s’acharne à en comprendre le mécanisme en interrogeant les 600.000 mails qui ont fuité du consortium et qu’elle est parvenue à se procurer. Elle n’aura malheureusement pas le temps de les défricher. Le magazine Politico décrit alors l’investigatrice en ces termes : « un WikiLeaks à elle toute seule, en croisade contre le manque de transparence et la corruption à Malte ».
« Prendre la parole dans l’espace public pour une femme, c’est l’enfer ». Dans cet enfer, informer peut coûter la vie.
Harcelées, menacées, tuées...
Ce sont précisément leurs croisades contre le mensonge et la corruption qui vont exposer les deux journalistes à des campagnes de harcèlement et des menaces anticipant leurs fins tragiques. Gauri Lankesh est traînée dans la boue sur les réseaux sociaux, traitée de « Presstitute », (contraction en anglais de « presse » et « prostituée »), tandis que les poursuites judiciaires l’assaillent de tous côtés. Une vidéo tronquée, lui faisant tenir à son insu des propos contre la religion hindoue, circule dans les milieux de l’extrême droite et devient virale. C’est avec ce même matériel que ses assassins seront endoctrinés avant leur passage à l’acte. Son entourage conseille à Gauri de prendre un garde du corps, mais elle préfère minimiser.
A sa manière, la journaliste maltaise adopte une attitude similaire : elle refuse de se taire et poursuit son travail contre vents et marées. Insultée, ostracisée, démonisée par les responsables politiques sur lesquels elle enquête, elle n’est pas seulement victime de cyberharcèlement : un de ses chiens est égorgé devant sa porte, deux autres empoisonnés, tandis qu’on essaie à deux reprises d’incendier sa maison.
Mais qu’avaient découvert les deux journalistes pour payer de leur vie les révélations qu’elles s’apprêtaient à divulguer ? Qui sont les commanditaires de leur assassinat ? Et que faire de l’extraordinaire legs d’informations qu’elles ont laissées derrière elles ?
Du « Projet Daphne » à « Story Killer » : un message fort aux ennemis de l’information
C’est le collectif d’investigation Forbidden stories, un consortium de médias locaux et internationaux, qui va parachever le travail laissé en plan par les deux journalistes, éclairant du même coup le mobile de leurs exécutions. « En protégeant et continuant le travail des journalistes qui ne peuvent plus enquêter, nous souhaitons envoyer un message fort aux ennemis de la liberté de l’information : même si vous parvenez à arrêter un messager, vous n’arriverez pas à arrêter le message », peut-on lire sur leur site.
Pour le « Projet Daphne » 45 journalistes de 18 médias internationaux sont appelés à collaborer, dont Le Monde, Radio France, l’Agence Reuters et Time of Malta. Leurs investigations contribuent à bousculer une enquête judiciaire qui piétine. Et pour cause : l’ingérence dans la procédure du pouvoir politique, bénéficiant d’appuis au sein de la police et de la justice, explique une telle lenteur. La société civile maltaise, indignée, s’emballe et pousse le premier ministre Joseph Muscat à démissionner le 13 janvier 2020.
L’enquête chorale met en lumière le lien entre trois malfrats poseurs de bombe, l’intermédiaire Melvin Theuma et le puissant homme d’affaire maltais, Yorgen Fenech, « identifié comme la figure centrale d’un système financier opaque remontant au plus haut niveau de l’Etat maltais. » (1)
En effet, on le retrouve à la tête du consortium Electrogas ainsi qu’aux manettes de 17 black, société enregistrée à Dubai ayant versé des sommes d’argent sur des comptes secrets au Panama à Konrad Mizzi, ministre de l’Energie de l’époque ainsi qu’à Keith Skembri, chef de cabinet du premier ministre Joseph Muscat. En novembre 2019, Yorgen Fenech, qui tente la fuite sur son yacht est intercepté et arrêté à quelques encablures du port de la Valette. Il est accusé d’être le commanditaire de l’assassinat de la blogueuse maltaise. « Je veux tuer Daphné Caruana Galizia » avait dit le magnat au sortir d’un club à Melvin Theuma, son chauffeur et homme à tout faire. Le parquet Matais a requis contre lui la perpétuité.
« Les enquêtes de ma mère étaient trop importantes pour qu’elles disparaissent avec elle. Si nous les avions oubliées, ça aurait été comme la tuer une seconde fois » a déclaré à Forbidden stories Matthews Caruana Galizia, lui-même journaliste d’investigation, qui a créé avec ses frères la fondation Daphne Caruana Galizia (2) pour retrouver les commanditaires du meurtre de leur mère.
« Nous souhaitons envoyer un message fort aux ennemis de la liberté de l’information : même si vous parvenez à arrêter un messager, vous n’arriverez pas à arrêter le message »
Cinq ans après la mort de la journaliste indienne, Forbidden stories, qui peut désormais vanter plusieurs investigations d’importance majeure, lance une centaine de journalistes issus de 30 médias sur les pistes de Gaurie Lankech afin d’enquêter sur le phénomène de la désinformation. « Ces fabriques à mensonges » dont elle pressentait qu’elles étaient en train de se propager au niveau planétaire. Leurs investigations qui ont duré six mois, en Inde, Amérique Latine, Europe, Israël..., ont livré leurs résultats en février dernier.
La cellule investigation de Radio France, média partenaire de « Story Killer », nous a conduits en Israël où nous découvrons Team Jorge, une société fantôme, « prêtant service dans des campagnes massives de désinformation à travers le monde » (3). Du scénario de délégitimation aux maquillages électorales, Team Jorge est capables de générer des milliers d’avatars et de faux comptes, d’agiter des armées de troll pour faire tomber un gouvernement ou anéantir une personnalité.
La nouvelle industrie de la désinformation, forte d’une cohorte de mercenaires et d’officines privées, a fini par infester l’écosystème médiatique pour influencer les opinions publiques partout dans le monde, mettant en péril la liberté d’expression et la démocratie. Ayant recours aux prouesses de l’intelligence artificielle, cette technologie ultra puissante est capable de générer des manipulations d’une rare violence, en particulier contre les femmes qui sont, rappelons-le, vingt-sept fois plus susceptibles d’être harcelées que les hommes sur les réseaux sociaux. A plus forte raison quand elles exercent le métier de journaliste.
En 2017, l’année où Gauri et Daphne ont été assassinées, l’European Women’s Lobby présentait une recherche démontrant que les cyberviolences envers les femmes ne sont pas « une addition d’actes isolés, mais un fléau systémique... ». Lauren Bastide dans le documentaire « #Sale pute » signé par deux réalisatrices belges, Florence Hainaut et Myriam Leroy, elles-mêmes victimes de cyber harcèlement, clame haut et fort : « Prendre la parole dans l’espace public pour une femme, c’est l’enfer ». Dans cet enfer, informer peut coûter la vie.