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Par Mabrouka Khadir, journaliste tunisienne - L'enquête a été publiée pour la première fois dans "sharikawalaken".
Cette personne approche virtuellement les jeunes filles dans l’intimité de leurs petites chambres pour les faire chanter. En cas de refus de leur part de payer les sommes exigées, cette personne publie leurs photos sur twitter. Ensuite, les photos sont envoyées aux proches de ces victimes/survivantes, jeunes et adultes, habitant la région.
Des images et vidéos à caractère sexuel, synthétisées et montées avec les visages de ces jeunes filles les exposent nues alors que la société locale est habituée à ne voir que les traits de leurs visages. Ces jeunes filles sont voilées, vivant dans une ville où la plupart sont issues de familles conservatrices et portent le hijab couvrant leurs corps.
L’image de ces filles est abîmée à jamais. Derrière cette usurpation : un réseau dont le cerveau se trouve en France et ses prolongements en Tunisie. Il s’agit de mouches électroniques, d’experts dans la séduction de jeunes filles les attirant dans des aventures amoureuses virtuelles, qui se transforment rapidement en cauchemar. Chacune de ces mouches a un moyen de faire chanter la victime et de la précipiter dans les affres de la violence numérique.
Le cerveau du village, le troll
En écoutant sa voix, il m'a semblé qu’il est habitué à terroriser ces jeunes filles, avec des paroles blessantes, des jurons et des insultes. Son but est d’humilier les femmes et de porter atteinte à leur dignité.
Au début des conversations virtuelles, il est doux comme un agneau, puis très vite, il montre son vrai visage. Rapidement, il se transforme en bête sauvage, avec des propos insultants. Ainsi 32 jeunes filles de cette ville, la plupart issues de familles conservatrices, se sont retrouvées au milieu d’une tourmente que la société appelle « scandale ». Et certaines d'entre elles ont été jusqu’à devenir des appâts pour piéger d'autres jeunes filles contre leur gré.
L’histoire d’Inssaf … entre illusion et peur
Au printemps de l'année dernière, un jeune homme prétendant être de la région de cette jeune fille a infiltré son téléphone. Ses lettres se mirent à pleuvoir sur elle avec passion. Mais il n'a pas fallu longtemps pour que les paroles douces se transforment en une menace à peine voilée.
Inssaf, pseudonyme d'une jeune fille que j'ai rencontrée dans le centre-ville de Gabès, allait d'un endroit à l'autre pour se cacher. Elle semblait perdue, comme si elle n’avait plus confiance en rien, ni personne, pas même en moi, la journaliste qui était venue vers elle à la recherche de la vérité.
J'ai essayé de la rassurer, mais elle était persuadée que l'agresseur qui l'avait terrorisée et violée dans l'espace virtuel la suivait partout où elle allait. Même dans ce coin caché où nous nous sommes installées pour comprendre ce qui s’était passé.
« Je n’ai aucun lien avec ce monsieur, me dit-elle, je l'ai connu par l'intermédiaire de mon amie, qui communiquait avec lui sur mon téléphone privé. Puis, peu de temps après, il m’a contactée via mon compte Facebook. Je ne lui ai pas répondu, précise-t-elle, mais il a continué à me harceler, à m’envoyer des obscénités et à me menacer. » Et d’ajouter : « puis, il m'a supprimée de sa page Facebook, qui nous servait à communiquer. Ensuite, il m'a envoyé des photos de moi, un montage de vidéos à caractère sexuel avec mon visage. J’étais perdue, j'ai supprimé les photos avec l’aide d’un ami. Le chantage s’est poursuivi à travers d’autres comptes créés par ce criminel. »
Inssaf ne s'attendait pas à vivre ce cauchemar à cause d'un simple e-mail, qui s'est transformé en montage photo, puis en chantage, et en une menace de « scandale ».
Cette jeune femme de 23 ans vit depuis dans l’angoisse, obligée de s’isoler pour essayer de dissimuler sa peur à son entourage. Elle craignait que ses photos, dont le troll a excellé dans le montage, parviennent à son frère ou à un membre de sa famille conservatrice. Cette dernière n’accepterait en aucune façon de telles images, même s’il était prouvé qu’il s’agit d’un montage.
Entre illusion et peur, Inssaf s'attend à ce que l'impensable se produise à tout moment. Mais, l'affaire se complique lorsque la violence électronique s’abat sur une personne qui lui est chère. En effet, l'agresseur l’a délaissé pour approcher sa sœur, d'abord par la séduction, puis par l'extorsion selon le même mode opératoire adopté avec elle.
Le cercle de la peur a commencé à s'élargir autour des deux sœurs, notamment après que l'agresseur a porté atteinte à la réputation d’Inssaf, en envoyant des vidéos et des photos truquées aux employeurs de l’usine où elle travaille.
Inssaf s'efforçe de cacher l'affaire à sa famille et parfois, par peur, elle tente de maîtriser sa colère : « C’est une personne malade, pourtant j'essayais de m’effacer, de peur qu'il n’envoie ces montages à ma famille, déclare-t-elle, il me contactait depuis un nouveau compte Facebook quand je ne répondais pas aux messages venant de son compte personnel. »
Elle avoue être consciente que ce qu'il a fait était un crime puni par la loi, mais « comment puis-je me plaindre à des membres de ma famille sachant qu'ils vont me blâmer ? Ils questionneront la nature de ma relation avec cet homme, au lieu de chercher à le punir. C’est impensable pour eux que je n'ai rien à voir avec lui. »
Société civile et efforts de sensibilisation
Maryam Al-Zamzari, activiste de la société civile, tente de rassurer ces jeunes filles ; elle communique avec elles, cherchant des moyens de poursuivre en justice leurs maîtres chanteurs. Elle les conseille également sur la façon de traiter les délinquants des trolls. Le téléphone de M. Al-Zamzari déborde d'histoires de jeunes filles de sa région, tombées dans le piège de cet homme, qui les pourchasse de loin, depuis son lieu de résidence en France.
Parmi les victimes/survivantes, dont l'histoire a été documentée par M. Al-Zamzari, se trouve une enseignante, titulaire d'un diplôme supérieur et formée à l'entreprenariat.
L’homme en question, alors personne joyeuse et gentille, communiquait avec elle. La relation était devenue plus intime, puis ils ont échangé des photos et des vidéos.
Soudain, tout a changé, la personne douce s’est muée en bête féroce. Les belles paroles se sont transformées en flot de menaces. Il la menaçait de publier leurs échanges et de provoquer un « scandale ». Commence alors le chantage : Soit l'enseignante devient un appât pour d’autres jeunes filles en les attirant dans les griffes de l'agresseur, soit elle devient l’objet du scandale de sa région, et ses photos seront envoyées à tous les membres de sa famille, son père et son frère en tête
Coordination entre les trolls et les jeunes citadins
La peur et la panique s’emparent de l’enseignante ; elle évite d'aller travailler. Car elle est incapable de garder les enfants de la crèche. Ce projet qu'elle a monté pour gagner sa vie s’effondre. Elle pense l’arrêter définitivement et fuir vers la capitale, laissant derrière elle son expérience professionnelle et une famille qui craint pour sa stabilité, si le jeune homme, qui a déjà piégé plusieurs femmes, publie ses photographies.
Face aux crimes auxquels sont confrontées les jeunes filles que ce personnage a contactées, M. Al-Zamzari résume le problème : « il s’agit d'un réseau d'inconnus attirant un groupe de jeunes filles et les faisant chanter. Elles doivent verser de l'argent si elles veulent éviter la diffamation et la publication de leurs photos. »
Pour M. Al-Zamzari, « il est fort probable que l'agresseur communique également avec des jeunes hommes de la ville. Il en sait long sur ses victimes/survivantes, avant de s'engager dans des négociations nocturnes virtuelles avec elles… Ce qui alimente ce phénomène, surtout dans un milieu conservateur, c'est la peur des victimes/survivantes de ce que la société appelle le scandale et la diffamation. La plupart des jeunes filles sont issues de familles conservatrices et ignorent la loi. »
M. Al-Zamzari affirme que « les femmes ont le droit et la liberté d'entrer en relation sur les réseaux sociaux, mais elles s’exposent au risque d’être exploitées et d’être des victimes de maîtres chanteurs.Généralement, souligne-t-elle, les effets psychologiques ne leur permettent pas de parler, par conséquent, la victime/survivante doit nous faire confiance en tant qu'association de droits des femmes. Cependant, il y a des cas difficiles à traiter, car elles ne veulent pas porter plainte par peur pour leur réputation.»
Le droit des femmes d'être informées de leurs droits
L'expérience de l'activiste Maryam Al-Zamzari l'a amenée à conclure que « le fait qu'une jeune fille reste dans sa petite chambre et s’abstienne de nouer de vraies relations affectives ne la préserve pas de relations virtuelles, qui peuvent être plus dangereuses et avoir un impact plus grand sur sa stabilité émotionnelle et professionnelle. L'extorsion, dit-elle, peut être limitée à la chambre fermée d'une jeune fille, mais son monde intérieur est fait de violence que les personnages virtuels lui envoient via les réseaux sociaux. Ici, dans les régions du sud, ajoute-elle, les mentalités refusent toujours aux jeunes filles de nouer directement et publiquement des relations amoureuses. Ces relations naissent en secret. Les jeunes filles estiment donc que le monde virtuel est sûr pour vivre une histoire romantique à l'insu de leurs parents. Mais cet espace est parfois plus dangereux, car il y a beaucoup de trolls. »
M. Al-Zamzari déplore que dans les villes du sud tunisien, il y ait une absence significative d’institutions de la société civile, et que seules quelques activistes fassent un travail de sensibilisation, et surtout de conseil. Elle souligne que « l’absence de la société civile alimente la propagation du crime d'extorsion et que faire face à ce phénomène passe par la sensibilisation des femmes et des jeunes filles aux droits et aux lois qui les protègent de la violence sous toutes ses formes, et à l'importance de l'éducation sexuelle pour les prémunir de ces crimes.»
Pour notre enquête, nous avons quitté cette région conservatrice des gouvernorats du sud pour la capitale, Tunis, où nous avons rencontré l'activiste Rania Al-Amdouni, en pointe des protestations sociales. Rania a subi toutes sortes de violences numériques : commentaires, messages sur les réseaux sociaux, racisme, et insultes, autant d’atteintes à sa dignité et à son moral. En somme, un cyber-harcèlement sur son apparence physique, un chantage psychologique et des menaces de toutes parts.
Qu’est-il arrivé à Rania Al-Amdouni ?
Rania Al-Amdouni est une militante féministe et militante du mouvement social. Depuis les funérailles de la militante des droits humains Lina Ben Mhenni, elle a reçu de nombreuses menaces terrifiantes et dangereuses sur les réseaux sociaux, des brimades, des humiliations, voire des menaces de mort.
À ce propos, Rania a déclaré à la plateforme Sharika wa lakine : « Je souffre depuis la diffusion de ma photo portant le cercueil de feue Lina Ben Mhenni. Je n'ose même plus vivre seule chez moi. Je n'ai plus de liberté de mouvement dans mon pays. Cette affaire a eu des répercussions psychologiques causés par le refus de beaucoup de personnes de la différence… J'ai le droit d'être différente et d'appeler à une égalité complète et effective entre les hommes et les femmes. J'ai le droit de refuser la violence. J'ai exprimé le droit des femmes d’assister aux enterrements dans les cimetières et de porter des cercueils, mais beaucoup de gens refusent cela. »
89% des femmes ont subi au moins une violence numérique
Le Credif, centre de recherches, d'études, de documentation et d’information sur les femmes, a mené une enquête sur la violence numérique en choisissant Facebook comme modèle. L'étude a montré que 89% des femmes avaient été exposées au moins une fois dans leur vie à la violence numérique via les réseaux sociaux.
Et 95% d'entre elles ne recourent pas à la justice, soit par peur des menaces et du regard de la société, soit par méconnaissance de la violence numérique.

Cette étude visait à présenter ces violences et à en initier les victimes/survivantes, femmes et jeunes filles, afin de briser le silence. Les chiffres de cette enquête sont choquants.
En tout cas, à la lecture du recueil de témoignages publié par de nombreuses femmes dans le cadre de la campagne « Ana zada », on s'en rend vite compte, et ce grâce à ce mouvement féministe né le 15 octobre 2019, à l'instar de la campagne mondiale Me too.
Le harcèlement numérique est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit, malgré les efforts de nombreuses organisations de la société civile pour l'expliquer et en protéger les femmes.
Dans ce sens, le nombre de témoignages de personnes touchées par la violence numérique qui nous sont parvenus est incalculable. Ce sont des histoires fortes.
Cependant, ce qui est certain, c’est que la pandémie de la Covid, qui a frappé l'humanité, a aggravé l'impact de ce phénomène sur de nombreuses familles tunisiennes. La communication virtuelle étant devenue un substitut aux relations humaines directes, pendant la période de confinement total.
Afaf, son fiancé la menace de « scandale » après leur séparation
Après le sud et la capitale, nous sommes allées dans le nord du pays, dans la ville devenue incapable d’accueillir la jeune Afaf (son prénom a été changé, ndrl). Afaf a noué une relation amoureuse avec un jeune homme devenu ensuite son fiancé. Après des mois de sérénité, d'harmonie et d'intimité, dans la vie et dans l'espace virtuel, avec messages sur les réseaux sociaux, lettres d'amour, échanges de photos et de vidéos, Afaf se rend compte qu'elle n’a pas choisi la bonne personne à épouser puisqu’elle n’accepte pas certains de ses défauts.
Afaf a donné une interview à la plateforme Sharika wa lakine, voici son récit : « Après sept mois de relation, je ne me voyais plus poursuivre mon chemin avec lui par le mariage. Je lui ai calmement demandé de rompre la relation. Il s'est mis en colère, refusant mon choix et a menacé d’user de tous les moyens pour publier mes photos et vidéos si je m’éloignais de lui. En effet, il a mis à exécution sa menace en envoyant mes photos et vidéos intimes à tous les membres de ma famille le jour de l'Aïd…Il a plongé ma famille dans une spirale de chagrin, de colère et de déception. Tout le monde a condamné ce que j'avais fait. Mon ex-fiancé a exigé une grosse somme d'argent pour arrêter ses envois. J'ai souffert de troubles et subi le boycott de tous les membres de la famille. »
La loi suffit-elle pour se prémunir de la violence numérique ?
Les entretiens avec les victimes/survivantes montrent que l'adoption de lois contre la violence numérique ne suffit pas au regard des conséquences auxquelles elles sont exposées. Le choix d’en parler publiquement reste soumis à un environnement patriarcal conservateur, qui blâme toujours les femmes et les jeunes filles mais ne condamne pas les hommes. Par conséquent, soulever la question reste souvent difficile, voire impossible dans de nombreux cas.
Selon l'étude du Credif, 78 % des victimes/survivantes vivent dans un état d'anxiété, et 94 % ont des difficultés à communiquer avec leur famille tandis que 44% ont coupé leurs liens sociaux. Par conséquent, il est urgent d'établir des mécanismes de soutien psychologique et matériel aux survivantes de cette violence.
C'est ce que la militante féministe et présidente de l'Association des femmes démocrates, Yusra Fraoues, considère comme une base : « Lorsque vous ouvrez une plaie, vous devez être équipé pour la soigner », dit-elle, en soulignant la nécessité de soins appropriés à prodiguer aux victimes/survivantes.
La docteure Ines Traboulsi note pour sa part que « les victimes/survivantes de la cyber-violence peuvent sombrer dans un état d'anxiété déprimant. Elles se sentent coupables, leurs interactions sociales déclinent ou elles développent une stratégie d'évitement face au chantage de leurs agresseurs. Certains d'entre elles deviennent dépressives. À long terme, cela peut affecter leur vie émotionnelle et sociale. »
Il est donc indispensable que les parents et les enseignants commencent tôt un travail la prévention de leurs enfants et de leurs élèves face au fléau de la violence numérique. De même l’introduction de l'éducation sexuelle, y compris dans les programmes scolaires, doit être envisagée. Dès l'âge de sept ans, garçons et filles, doivent connaître leurs parties intimes et ne permettre à personne de les toucher ou de les exposer.
Comment combattre la violence contre les femmes dans les médias sociaux Les recommandations du Credif
- Intensifier les cycles de formation au profit des personnels de l’éducation afin de vulgariser la culture des droits humains et la bonne conduite numérique chez les jeunes ;
- Mettre en place des mécanismes d’alerte auprès des femmes subissant les crimes numériques en général et sur Facebook en particulier ;
- Coopérer avec les médias pour sensibiliser à la dangerosité de la violence numérique à l’encontre des femmes et des jeunes filles ;
- Intensifier les campagnes de sensibilisation sur la toile et sur le terrain au profit des jeunes en particulier ;
- Mettre en place des mécanismes d’orientation concernant la bonne conduite numérique et la cybercriminalité ;
- Renforcer le système juridique de protection contre la violence numérique envers les femmes et les jeunes filles ;
- Appliquer strictement les lois qui existent déjà dans le domaine de la violence numérique ;
- Réviser et développer le système juridique portant sur les sanctions de la violence numérique en phase avec la spécificité du contexte tunisien et le développement du paysage numérique ;
- Veiller à considérer l’espace numérique et principalement Facebook comme partie intégrante de l’espace public et à appliquer toutes les lois sur la violence contre les femmes dans l’espace public conformément à la loi no 58 (Loi organique no 2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes).