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C'est quand j’ai lu The Delusions of Care de Bonaventure Soh Bejeng Ndikung que j'ai réellement commencé à considérer les soins comme une marchandise, une sorte de monnaie performative qui promeut le néolibéralisme à jamais sous couvert d’aide, de protection, de modernité ou de tout autre trope que le Nord global applique dans ses politiques capitalistes et impérialistes affectant à jamais les peuples considérés comme inférieurs.
Les soins peuvent encapsuler un certain nombre de choses, à condition qu’ils correspondent au cadre souhaité. Le contrôle des naissances a longtemps été utilisé comme un axe majeur de ces dits soins. Plusieurs philanthropes non gouvernementaux, blancs et riches prêchent l’importance du contrôle des naissances. Cependant, un aperçu des débuts du mouvement de contrôle des naissances aux États-Unis brosse un tableau plus complexe, dont l'héritage insidieux au Liban conserve de nos jours des traces lisibles.
Depuis la rédaction de la loi libanaise en 1943, l’avortement est illégal au Liban. Il est également interdit par la religion, dont les tentacules se sont frayées un chemin dans tous les rouages de l’État libanais. Il convient de noter qu’en 1969, le décret présidentiel n° 13187 stipulait que l’avortement ne serait autorisé que si la vie de la mère était en danger. Il apparaît clairement qu’il s’agit davantage d’une question de logique que d’une victoire en matière de santé reproductive. Cet amendement n’a donc pas du tout changé le paysage contraceptif libanais, où les femmes qui ont recours à l’avortement ainsi que la personne qui le pratique sont punies par la loi. Cependant, cette loi ne semble avoir aucun impact sur l’intervention de l’État dans la diminution des taux de natalité lorsqu’il s’agit de réfugiés syriennes et palestiniennes au Liban, ou des travailleuses migrantes.
«Ce qui était revendiqué comme un "droit" pour les privilégiés a été interprété comme un "devoir" pour les pauvres», Angela Davis.
Au début du 20ème siècle, l’américaine Margaret Sanger a inventé le terme contrôle des naissances et fondé le mouvement de contrôle des naissances aux États-Unis. Cependant, le lien de son message avec l’eugénisme et le racisme prouve une fois de plus que le féminisme de la femme blanche était tout sauf transversal.
À la fin du XIXème siècle, le taux de natalité des Blancs aux États-Unis était en forte baisse, ce qui impliquait que la future main-d’œuvre serait considérablement moins blanche : d’autres groupes raciaux qui avaient souffert à cause de la population blanche détiendraient plus de pouvoir puisque cette population blanche diminuait. Sans grande surprise, cette situation a sonné l’alarme capitaliste/raciste et la baisse du taux de natalité des Blancs a même été officiellement appelée « suicide racial ». Se fondant dans la logique du mouvement eugéniste, Angela Davis parvient à expliquer pourquoi le contrôle des naissances a ainsi émergé comme moyen pour «prévenir la prolifération des classes inférieures», et donc comme «antidote au suicide racial». C’est en tant que tel que le contrôle des naissances a été introduit au sein des populations noires, immigrées et pauvres : leur nombre devait diminuer pour que la suprématie blanche reste intacte.
Les mots « malveillants » de Davis sont restés en moi depuis que je les ai lus pour la première fois : « Ce qui était revendiqué comme un « droit » pour les privilégiés a été interprété comme un « devoir » pour les pauvres. »
Depuis ses débuts, le contrôle des naissances s’est transformé de manière néfaste, passant d’un droit progressiste que les femmes défendaient à une stratégie profondément raciste ayant pour but, le contrôle d’une population. Cela teinte tout ce qui a suivi d’une ambiguïté ôtant toute innocence à l’acte d’une femme qui a le droit de disposer de son propre corps et de son avenir : comment la contraception pourrait-elle être considérée totalement positive lorsque l’on connaît l'histoire du mouvement et l’implication du capitalisme et du racisme dans le contrôle des populations ?
Nous sommes confrontés à la même situation aujourd’hui au Liban : l'État, la religion et le patriarcat exercent leur pouvoir pour contrôler davantage les femmes, à travers l’inaccessibilité au « marché noir » des avortements et du fait que la loi elle-même les criminalise. L’insécurité est donc de deux ordres : d’une part médicale, puisque l'avortement est pratiqué dans des environnements peu sûrs et sans soins post avortement, physiques ou psychologiques ; d’autre part d’ordre juridique, puisqu’il est contraire à ce qui est stipulé par la loi.
Il s’agit d'un outil important dont l’État se sert pour protéger sa propre vision nationaliste – tout en gardant à l'esprit la pluralité de ces visions, une pluralité issue des divers groupes et communautés composant le tissu social du Liban. Ces visions semblent toutes converger vers la suprématie de la classe supérieure et le dénigrement de toute autre communauté (et race) unanimement considérée comme inférieure. Le lien de Sanger avec l’eugénisme revient ici, dans la discussion sur la « qualité » d’une population et, pour le dire de manière téméraire, celle qui est autorisé à se reproduire. Le contrôle des naissances occupe le devant de la scène, alors que l’avortement est mis de côté, et la conversation se focalise sur qui est autorisé à tomber enceinte en premier lieu plutôt que sur qui est autorisé à interrompre une grossesse.
Peut-on parler de soins au sein d’un État patriarcal ?
Ainsi, les histoires de succès contraceptifs prennent des dimensions inconfortables lorsqu’elles sont pensées en relation avec le racisme profond de l’État libanais. Par exemple, le taux de fécondité des femmes réfugiées palestiniennes a baissé de moitié entre 1987 et 2006, et il devrait même devenir négatif dans un avenir proche. Cela peut être lié à des taux très élevés d’utilisation des contraceptifs fournis par l’UNRWA. On se demande pourquoi ? Pourquoi est-il si important pour ces femmes de ne pas procréer ?
Il en va de même pour les femmes syriennes réfugiées au Liban : l’accent est mis sur la limitation de leur taux de natalité et l’amélioration de leur accès à la contraception.
Malgré tout, sur le terrain, ces femmes auraient des difficultés à trouver des contraceptifs ou à accéder aux services de santé reproductive, que ce soit pour des raisons de discrimination, des difficultés financières (coût des soins et du transport vers les cliniques) ou encore pour le manque de méthodes contraceptives qu’elles recherchent.
Les travailleuses domestiques migrantes sont également les premières victimes du racisme de l’État libanais. Assimilé à l’esclavage moderne, le système Kafala enferme ces femmes dans des conditions de travail inhumaines sans aucune protection. Les cas de grossesse sont scandaleux et vite résolus : il faut empêcher la prolifération des classes populaires, des femmes soumises.
Comment se fait-il alors que le contrôle des naissances et l’accès aux contraceptifs puissent être considérés comme des soins ? Peut-on parler de l’existence de soins au sein d’un État patriarcal ? Alors que les catastrophes éclatent dans les sociétés du monde entier et que le Liban s’enfonce de plus en plus dans le chaos et la destruction, il est tout à fait clair que son système ne fonctionne pas. Il y a quelque chose de profondément faux, car le soin a perdu tout son sens et est devenu une illusion. Comment se fait-il alors que nous puissions l’isoler de sa signification initiale ?