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Le 28 juillet 2020, Gisèle Halimi nous a quitté.e.s. Cinq ans, tout rond, appellent les commémorations, on pourra donc déplorer que cette immense militante de la cause des femmes, cette avocate insurgée, engagée à l’intersection de tous les combats, ne soit toujours pas panthéonisée.
Cette passion pour la justice datait de son enfance tunisienne quand elle entreprit une grève de la faim pour ne plus avoir à servir ses frères à table. C’est cette même rage contre l’injustice qui la portera à défendre très tôt les indépendantistes algériens, et à sauver Djamila Boupacha, torturée et violée dans les geôles de l’armée française, de la peine de mort. Des positions anticolonialistes qui expliquent sans doute que le président de la République française Emmanuel Macron n’ait pas décidé, malgré les pressions du monde intellectuel et féministe, de lui offrir une place au Panthéon aux côtés de Joséphine Baker et de Simone Veil.
Peu importe, le legs de Gisèle Halimi est bien plus vivant et significatif en dehors de ce temple républicain. Il contribue, aujourd’hui encore, à bousculer l’ordre patriarcal et sociétal des tribunaux et des mentalités.
L'avortement légalisé
En 1972 à Bobigny (Seine-Saint-Denis), Gisèle Halimi défend Michèle Chevalier, accusée avec plusieurs personnes d’avoir aidé sa fille mineure à avorter suite à un viol. Ce procès lui donne l’occasion de dénoncer haut et fort l’injustice faite aux femmes qui se voient nier le droit de disposer de leurs corps et de décider de leur maternité librement. Il faut réécouter le début sa plaidoirie pour percevoir la force de l’enjeu épocal qui se déploya autour de ce procès.

« Monsieur le président, Messieurs du tribunal,
Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme (...) Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres. Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne. » (1)
Malgré les sanctions qu’elle encourait en tant qu’avocate, Gisèle Halimi n’hésita pas une seconde à signer « l’appel des 343 » lancé par le Nouvel Observateur à l’initiative de Simone de Beauvoir. Le texte disait : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »
« Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme (...) »
Signé également par de nombreuses personnalités telles que Catherine Deneuve, Delphine Seyrig, Ariane Mouchkine, Françoise Sagan, Marguerite Duras... l’appel permit au procès d’être largement médiatisé. Le geste était courageux puisque ses signataires arguaient avoir eu recours à un acte alors illégal en France. Mais d’autres femmes, de simples militantes, le signèrent sans être protégées par leur célébrité, et subirent mille tracasseries. C’est pour les défendre, dépénaliser et légaliser l’avortement que Gisèle Halimi fonda avec Simone de Beauvoir et le biologiste Jean Rostand l’association Choisir la cause des femmes.
L’issue du procès sera un succès : les accusées seront condamnées à des peines symboliques, l’avortement sera légalisé par la loi Veil en 1975.
La reconnaissance du viol en tant que crime
Quelques années plus tard Gisèle Halimi accepte de défendre deux jeunes femmes belges, Anne Tonglet et Araceli Castelano, victimes d’un viol collectif quatre ans plus tôt. Alors qu’elles campent dans le sud de la France, trois hommes s’introduisent dans leur tente, les brutalisent et les violent. Les sévices sexuels infligés aux touristes durent jusqu'à cinq heures du matin. A la suite du viol, Araceli Castellano doit avorter illégalement en Belgique où l’IVG est interdite.
Dans ce dossier, explique l’avocate « tout était réuni pour interpeller la société et entreprendre un grand procès symbolique. » Elle va donc appeler une fois de plus à la mobilisation féministe, refuser le huis-clos et s’adresser à l’opinion publique pour faire bouger les mentalités sur un sujet encore tabou, le viol : « ce fascisme ordinaire », cette « mort inoculée aux femmes », selon ses mots. (2)
Le procès se déroule dans des conditions d’une extrême violence. Les deux jeunes femmes vivent alors de plein fouet ce que l’on qualifie aujourd’hui de victimisation secondaire, à savoir la réactivation du trauma vécu. C’est donc dans un climat de terreur machiste, misogyne et homophobe – L’homosexualité d’Anne Tonglet et Araceli Castelano se retournera contre elles durant le procès - que les avocates des jeunes femmes, Anne-Marie Krywin, Marie-Thérèse Cuvelier et Gisèle Halimi, plaident. Les plaignantes sont accusées d’avoir été consentantes, provocantes... Souillées de sperme et de sang lorsqu’elles sont allées porter plainte quatre ans plutôt au commissariat, les voici à nouveau salies dans l’enceinte même du tribunal d’Aix-en-Provence.
Si le verdict n’est pas éclatant - la circonstance aggravante de crime en réunion n'a pas été retenue par le jury - le procès du viol a bien eu lieu, et, tandis qu’il était jusqu’alors défini juridiquement comme « attentat à la pudeur avec violence » , sa reconnaissance en tant que crime sera inscrite deux ans plus tard, le 23 décembre 1980, dans le code pénal.
Gisèle Halimi a utilisé les deux procès de Bobigny et d’Aix en Provence comme tribune collective. Sa stratégie judiciaire fondée sur un refus du huit clos, ses plaidoyers à la rhétorique aiguisée partaient d’un engagement personnel fort qui trouvait des relais au sein de la société civile et de la lutte féministe. Elle a aussi été capable d’impliquer des figures intellectuelles de premier plan pour médiatiser l’enjeu sociétal de ses dossiers. Sa ténacité, son courage et sa bravoure ont impacté la législation française. Quelques cinquante ans plus tard le Procès de Mazan va se dérouler selon le même mode opératoire, tandis que l’affaire Depardieu adopte pour la première fois dans le droit français la notion de « victimisation secondaire ».
La culture du viol remise en cause
Et la honte changera de camp. Soutenue par des milliers de féministes et de femmes ordinaires, Gisèle Pelicot a, elle aussi, refusé le huit clos, choisissant de médiatiser son procès pour transformer le rapport de force social et judiciaire. Sédatée et violée dix ans durant par son mari et la cinquantaine de complices qu’il avait recrutés sur internet, son histoire terrifiante a ainsi pu faire le tour du monde.
Tout au long du procès, les plaidoiries vont soulever une critique approfondie de la culture du viol. Les tribunes d’intellectuelles - sociologues, écrivaines, juristes, psychanalystes, philosophes...- se multiplient dans les médias. Les limites de la législation actuelle sur le viol apparaissent au grand jour : celui-ci est en effet défini exclusivement par la violence, la contrainte ou la surprise. Et c’est à la victime de prouver qu’elle n’était pas consentante au moment des faits.
De nombreuses juristes ont proposé de modifier la loi en intégrant dans le code pénal la notion de « consentement positif » (soit un accord explicite et libre de toute coercition de l'autre) telle qu’adoptée dans la convention d’Istanbul. De leur côté, bien qu’ayant des points de vue divergents sur la question du consentement, quarante associations féministes se sont mobilisées pour proposer une approche globale et « une loi intégrale » contre les violences sexuelles. Les 130 mesures sur lesquelles elles ont planché s’attaquent aussi bien à l’industrie pornocriminelle qu’à la culture du viol en ligne, en passant par l’inceste.
La victimisation secondaire enfin reconnue
Quelques mois après la clôture du Procès de Mazan, Gérard Depardieu est jugé devant le Tribunal correctionnel de Paris pour avoir agressé sexuellement deux femmes durant le tournage du film Les volets verts. Monstre sacré du cinéma français, Depardieu, bénéficie d’une notoriété qui lui garantit une supériorité dans le rapport de force avec ses victimes. De nombreux artistes, jusqu’au président de la République, l’ont défendu publiquement.
Les limites de la législation actuelle sur le viol apparaissent au grand jour : celui-ci est en effet défini exclusivement par la violence, la contrainte ou la surprise.
Cependant, l’acteur est reconnu coupable le 13 mai 2025 et condamné à 18 mois de prison avec sursis, à une peine d’inéligibilité de deux ans, à l’inscription au fichier des auteurs de violences sexuelles, mais surtout il devra verser la somme de 1000 euros de dédommagement aux plaignantes pour victimisation secondaire. C’est une avancée considérable en France où cette notion est reconnue pour la première fois dans un tribunal.
Petit rappel : la victimisation secondaire se vérifie quand la victime subit une souffrance supplémentaire du fait du traitement du système judiciaire, médiatique ou institutionnel : interrogatoires insensibles, attitudes culpabilisantes, stigmatisation, insinuations sur la moralité ou le comportement intime...
« Ce procès a été l’exemple par excellence de la victimisation secondaire dans l’enceinte d’un tribunal » s’est exclamé Me Carine Durrieu Dielbolt, avocate des parties civiles, en sortant de la salle d’audience. Dans les faits, le défenseur de Depardieu, Me Jeremy Hassous, a mis en doute la respectabilité des plaignantes avec des propos d’une agressivité déplacée : « Vous êtes abjecte et stupide », « hystérique », « vous mentez », « on ne vous croit pas ». Une attitude pénalisée par le tribunal en ces termes : « Si les droits de la défense et la liberté de parole sont des principes fondamentaux, ils ne sauraient légitimer des propos outranciers ou humiliants portant atteinte à la dignité des personnes ou visant à les intimider. »
Ainsi, des prétoires d’Aix-en-Provence aux audiences du procès Depardieu en passant par celui de Mazan, vibre encore l’empreinte de Gisèle Halimi qui sut imposer en son temps l’idée que la justice ne saurait se rendre qu’en respectant la parole et la dignité des femmes, et que les procès ne peuvent en aucun cas constituer une seconde scène de violence.
Notes :
A l’heure de clore cet article, on apprend que Gérard Depardieu sera jugé pour viols sur Charlotte Arnould devant la cour criminelle de Paris.
Le procès de de Bobigny : La cause des femmes. La plaidoirie de de Me Gisèle Halimi – La GBD (La grande bibliothèque du droit)
Gisèle Halimi avec Annick Cojean, Une farouche liberté, Grasset, 2020
